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actualité. Jules Lechevallier, qui avait fait de fortes études de philosophie allemande, n’était pas pour cela devenu un homme de cabinet, bien au contraire ; il se voua à la propagande en province avec une ardeur infatigable.

Mentionnons encore, parmi les adhérents influents, Victor Fournel, directeur des usines du Creusot, Bontemps, associé de Thibaudeau à la verrerie de Choisy-le-Roi, Ribes, professeur à l’École de Médecine de Montpellier, Edmond Talabot, substitut à Évreux, le capitaine Hoart, qui en août 1831 envoyait sa démission au ministre de la guerre en lui disant :

« Je vous remets mon épée et mes épaulettes, témoignage honorable de votre confiance. Pendant seize ans je les ai portées, en m’en glorifiant avec dévotion parce que je voyais en (eux) de glorieux moyens de servir l’humanité ; je les dépose parce qu’une humanité plus large m’enseigne des moyens plus glorieux et plus puissants encore pour améliorer le sort moral, physique et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre.

« Je suis Saint-Simonien.

« Mes pères m’ont dit, et j’ai senti que j’étais assez fort pour consacrer ma vie entière à la propagation de la foi nouvelle, je vous prie de recevoir ma démission. »

C’est à ce moment que nous voyons apparaître Constantin Pecqueur, un des précurseurs du socialisme économique, longtemps oublié et dont la figure grandit aujourd’hui, à mesure qu’on aperçoit mieux tout ce que lui doit la conception actuelle du socialisme. Dans une lettre d’Enfantin à Duveyrier, qui lui a demandé un propagandiste, le chef de la doctrine écrit le 15 juin 1831 : « Nous t’enverrons probablement Pecqueur, de Dunkerque, qui fait depuis deux mois la réception individuelle dans la journée. » Nous verrons par la suite tout ce que la doctrine de Pecqueur a reçu de l’enseignement saint-simonien, et nous acquerrons une fois de plus la preuve que les idées ne naissent pas spontanément dans un cerveau, mais se transforment et se développent en passant par la pensée de plusieurs, dont aucun ne les exprime telles qu’il les a reçues, mais les transmet à d’autres modifiées par son génie propre et ses observations de la réalité.

L’enseignement des saint-simoniens s’adressa d’abord à la bourgeoisie. Leur rêve était l’impossible accord des employeurs et des salariés pour l’organisation du travail, et leur moyen la prédication par les arguments de la raison et du sentiment. Ils n’étaient donc à aucun titre des révolutionnaires. On n’en imputait pas moins, à leur propagande, malgré leurs protestations, l’agitation ouvrière partout où elle se produisait. Nous avons vu qu’on tenta de les présenter comme les instigateurs de l’insurrection lyonnaise. Ces accusations les firent redoubler de prudence dans la partie de leur enseignement destiné aux ouvriers.

« À Nancy, dit Villeneuve-Bargemont, qui déclare ne pas croire à ces imputations, ils ont borné leur cercle d’auditeurs à quelques personnes prises hors des rangs de la classe inférieure. Ils semblent vouloir désormais ne livrer aux prolétaires une arme si dangereuse, qu’après avoir amené à leurs doctrines les sommités sociales. C’est à la puissance de la parole et de la conviction sur les intelligences