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lu le discours de Barrault, lui qui prit cependant pour tâche de publier les œuvres des saint-simoniens, et d’en avoir médité le significatif passage que voici

« Si nos paroles n’agissaient pas plus promptement sur la classe la plus nombreuse et la plus pauvre que sur vous, savez-vous bien que nous, qui pénétrons dans le secret de ces cœurs ulcérés, et recevons la confidence de leurs sentiments, savez-vous bien que nous frémirions pour vous ! » Laurent en vint à oublier qu’il fut un des premiers écrivains qui tentèrent un essai de réhabilitation de Robespierre.

Le pontife suprême de la doctrine était très fier de ces collaborateurs que lui envoyait une école où se recrutent les futurs chefs de l’industrie. « Nous comptons des premiers élèves de plusieurs générations successives de l’École Polytechnique, écrivait-il à son père ; Transon, Chevalier, Cazeaux, Fournel, Reynaud, Margerin, tous sont passés par les mines, et il n’y avait que les plus forts qui prissent cette route. »

Enfantin avait raison de s’enorgueillir d’un tel appoint : il est certain que si la bourgeoisie avait été à ce moment privée de tous ses éléments intellectuels, passés au saint-simonisme, la doctrine eût eu grande chance d’acquérir une incomparable puissance sur l’opinion. Mais il avait compté sans les inévitables défections des uns, et surtout sans le désir des autres d’utiliser leur savoir pour prendre rang parmi les maîtres du jour.

Le polytechnicien Transon n’avait pas le style littéraire qui caractérisait Laurent et surtout Barrault. Mais son désir ardent de communiquer sa conviction lui fit acquérir une sorte d’éloquence grave et tendre, d’un charme un peu féminin, qui exerçait une action profonde sur son auditoire. Comme celui des autres saint-simoniens, ses discours s’adressaient de préférence aux riches et aux heureux. Et comment n’eût-il pas remué en certain d’entre eux des sentiments profonds, lorsqu’il leur disait :

« Quand vous entouriez de soins délicats, de prévenances empressées, les vieux jours d’un père et d’une mère, vous avez songé souvent à tant de malheureux qui, pour n’être pas dévorés par la faim, lorsque leurs vieux parents sont à l’hôpital ou sur quelque triste grabat agonisants, sont forcés de les laisser seuls, ô mon Dieu ! et d’aller chercher de l’ouvrage, quand ils voudraient ne s’employer qu’à leur fermer doucement les yeux ! »

Il faut encore citer parmi les orateurs de la nouvelle doctrine, Édouard Charton, formé à l’éloquence par Barrault et Transon et qui exerça une grande influence sur les assemblées ; Baud, beau-frère d’Olinde Rodrigue, qu’Armand de Pont-martin décrit ainsi : « visage de sectaire, regards d’inspiré, gestes épileptiques, éloquence creuse et sonore, phrases à effet. » Rappelons-nous que le journaliste réactionnaire qui trace ce portrait peu flatté était, en dépit de son titre, un polémiste plutôt qu’un critique. Baud était un orateur véhément et passionné, certes, mais lorsqu’il parlait notamment « d’affranchir la femme du hideux trafic de la chair », il posait avec netteté une question qui n’a rien perdu de sa douloureuse