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leçon de solidarité. Les quartiers pauvres des villes étaient bien les foyers d’élection du choléra, mais il n’y bornait pas ses ravages, et il allait frapper le riche dans sa maison, si close et si assainie fût-elle. Mais, tandis que la peur révélait aux heureux leur devoir social et les contraignait à en remplir une faible partie, d’une manière d’ailleurs insuffisante, l’avidité de certains boutiquiers et industriels trouvait dans la détresse commune une source abondante de bénéfices.

Considérant, à ce propos, a noté avec véhémence « jusqu’à quel point l’esprit mercantile étouffe tout sentiment, dégrade l’homme et le fait infâme ». Ce choléra qui « semait par jour 1.500 morts et récoltait par nuit 1.500 cadavres, et surtout des cadavres de pauvres », était une aubaine pour les trafiquants.

« Les substances réputées préservatrices de la peste, le camphre, le chlorure de chaux et autres drogues, dont le commerce prévoyant avait empli ses magasins, s’élevèrent de prix en proportion de l’intensité du mal et de la terreur de la population. Il en est qui furent vendus à plus du centuple de leur valeur réelle, et beaucoup de boutiquiers, les pharmaciens entre autres, savaient que ces drogues qui leur servaient à rançonner riches et pauvres, à commercer de peur, de mort et de choléra, ils savaient qu’elles étaient sans nulle vertu contre le mal. Le pauvre, le pauvre ! vendait son pain et ouvrait ainsi la porte au fléau ; et le prix de ce pain tombait dans la banque avide, dans le barathre mercantile. »

Bien que, dans cette épreuve publique où se manifestèrent d’admirables dévouements, on vit des prêtres se porter au secours des cholériques, et notamment l’archevêque Quélen, qui ne s’épargna point, Henri Heine a remarqué la rareté des enterrements religieux d’alors. Ce phénomène devait moins tenir à l’irréligion des foules, toujours si attachées aux coutumes, qu’au nombre excessif des victimes du fléau et à la rapidité que l’on mettait à les inhumer.

La peur, la peur déprimante et affolante, déréglait les imaginations. Des émeutes éclataient soudain sur des rumeurs. Des gens niaient le choléra, disaient qu’en réalité le gouvernement faisait empoisonner le peuple, faute de pouvoir secourir sa misère. On trouvait sur les murs des avis anonymes dans ce goût :

« Depuis bientôt deux ans, le peuple est en proie aux angoisses de la pire misère ; il est attaqué, emprisonné, assassiné. Ce n’est pas tout, voilà que, sous prétexte d’un fléau prétendu, on l’empoisonne dans les hôpitaux, on l’assassine dans les prisons. »

Les républicains rejetaient l’odieux de ces excitations sur les carlistes, qui s’en défendaient en les imputant aux républicains. La boutique n’était pas éloignée de croire à la réalité de ces accusations mutuelles. Dans son Histoire des Sociétés secrètes, de la Hodde affirme qu’on entretient cette terreur dans la foule par des simulacres d’empoisonnement.

« Dans le faubourg Saint-Antoine, dit-il, des individus jettent un paquet de drogues dans un puits et se sauvent à la hâte… des malheureux se roulent dans les rues criant qu’ils sont empoisonnés ; on trouve ici des bonbons colorés, là du tabac saupoudré d’une matière blanche, ailleurs des pièces de vin couvertes d’une pâte