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maîtresse du pouvoir, sans partage avec le peuple comme en 93, sans partage avec la noblesse comme sous la Restauration. L’entretien de Bazard avec Lafayette fut, dit Louis Blanc, « la seule tentative vraiment philosophique née de l’ébranlement de juillet : elle dut échouer comme tout ce qui vient avant l’heure ».

Pendant toute la matinée du 31 juillet, le duc d’Orléans ayant accepté la lieutenance-générale du royaume, Lafayette fut travaillé dans le sens orléaniste par Rémusat, qui, coiffé d’un chapeau à plumes flottantes, s’était improvisé son aide-de-camp, et par Odilon Barrot. À ces détails, M. Thureau-Dangin ajoute que « de nombreux émissaires arrivaient du Palais-Royal » et que l’envoyé des États-Unis même assurait à Lafayette les préférences de la République américaine pour la solution orléaniste.

On ne sait qui conseilla au duc d’Orléans de mettre fin aux hésitations de Lafayette et de décourager du même coup les républicains, qui ne pouvaient rien sans lui. Toujours est-il que, dès que la délégation de la Chambre se fut rendue au Palais-Royal et eut obtenu du duc l’acceptation officielle du titre et des fonctions temporaires qu’elle lui confiait, la résolution fut prise d’aller à la conquête de l’Hôtel de Ville, à la délivrance de Lafayette.

Le cortège, au dire de M. Thureau-Dangin, ne payait pas de mine. « D’abord un tambour éclopé, battant aux champs sur une caisse à demi crevée ; les huissiers de la Chambre en surtout noir, « les mieux vêtus de la bande » (selon l’expression d’un témoin) ; puis le duc d’Orléans, sur un cheval blanc, en uniforme d’officier général, avec un immense ruban tricolore à son chapeau, accompagné d’un seul aide-de-camp ». Suivaient quatre-vingts députés environ « en habits de voyage ». L’accueil de la foule fut assez chaleureux au sortir du Palais-Royal. Il se refroidit à mesure qu’on entrait dans les quartiers populeux et qu’on s’approchait de l’Hôtel de Ville. On n’entend plus le cri de : Vive le duc d’Orléans ! mais celui de : Plus de Bourbons ! lancé la veille comme un cri de ralliement républicain par les saint-simoniens de l’École polytechnique.

Mais le prince est entré dans l’Hôtel de Ville. Et, soudain, le peuple aperçoit au balcon Lafayette et le duc d’Orléans se tenant embrassés dans les plis du drapeau tricolore. Ce jeu de scène retourna la foule, ébranlée déjà par l’hésitation des républicains, et la fixa. Les cris de : Vive le duc d’Orléans ! se mêlèrent aux cris de : Vive Lafayette !

Les choses n’avaient pas été toutes seules dans l’Hôtel de Ville. Le duc d’Orléans avait naturellement fait les avances aux républicains, pour désarmer leur hostilité. « Messieurs, leur avait-il dit en entrant, c’est un ancien garde national qui fait visite à son général. » Dans ses Mémoires, Lafayette conte le dialogue suivant, qui se serait engagé entre lui et le duc :

« Vous savez, lui dit Lafayette (car Lafayette parle avec révérence de lui-même, toujours à la troisième personne), vous savez que je suis républicain, et que je regarde la Constitution des États-Unis comme la plus parfaite qui ait existé.

— Je le pense comme vous, répondit le duc d’Orléans ; il est impossible d’avoir