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d’atelier ayant été admis dans la garde nationale. Amener ceux-ci en armes sur la place publique, c’était donner le signal des troubles. Le général Roguet ne vit pas que, d’autre part, décommander la revue, c’était avouer qu’il ne pouvait compter sur la garde nationale pour la répression dont il menaçait les grévistes, et donner à ceux-ci confiance dans leur force.

Aussi, au jour fixé, la grève éclata-t-elle. Trois ou quatre cents ouvriers parcoururent dès le matin les rues de la Croix-Rousse et firent une tournée dans les ateliers, arrêtant les métiers qui battaient encore. Convoquée en hâte pour dissiper les groupes que rassemble ce mouvement, la garde nationale veut exécuter la consigne qui lui a été donnée et empêcher les grévistes de pénétrer dans les ateliers. La foule désarme sans peine ces gardes nationaux qui accomplissent leur tâche avec répugnance et tentent de la réduire à une œuvre de pure police urbaine.

Mais d’autres gardes nationaux arrivent. Ceux-ci sont les soldats de l’ordre, des fabricants qui ont pris à la lettre les bravades du gouverneur militaire et qui sont impatients de dompter la révolte de leurs serfs. Ils font feu sur les manifestants, sur la foule. Huit personnes sont blessées. À l’horreur succède rapidement la fureur. Un long cri de vengeance éclate et grandit, enflamme la cité ouvrière.

De toutes les maisons sortent des combattants armés de bâtons, de pelles, de pics, et des gardes nationaux baïonnette en avant. La garde nationale bourgeoise s’enfuit devant ces essaims dont tous les aiguillons sont pointés sur elle. Les ouvriers barricadent les rues, s’attellent aux deux canons de la garde nationale croix-roussienne et, conduits par un drapeau noir où flottent ces mots de désespoir : « Vivre en travaillant, ou mourir en combattant », descendent en tumulte guerrier sur la cité des maîtres.

Le préfet, qui a été tenu à l’écart des mesures d’ordre prises par le gouverneur militaire de concert avec les maires, se jette au devant de l’émeute, essaie de la désarmer par de bonnes paroles, de ces belles paroles qui lui valaient des acclamations quelques jours auparavant. Mais les ouvriers le huent, l’accusent violemment d’avoir manqué à la foi jurée et de s’être mis au service des fabricants. Il est entouré, désarmé de son épée, ridicule simulacre de puissance, et fait prisonnier avec le général Ordonneau, qui l’accompagne.

Peut-être la foule se fût-elle laissé prendre aux paroles d’un homme qui avait joui d’une trop grande popularité pour qu’elle se fût soudain retirée de lui. Elle n’eût pas désarmé, mais elle eût laissé aller ce fantôme d’autorité à qui l’on ne pouvait reprocher que son impuissance à faire le bien qu’il avait voulu et promis. On connaissait ses conflits avec le général Roguet, et comment celui-ci l’avait mis à l’écart tous les jours précédents. Mais au moment où il essayait de haranguer le peuple, des coups de fusil éclatèrent dans les rues avoisinantes.

Plus de doute : l’intervention du préfet est une manœuvre destinée à endormir les ouvriers afin de donner au vrai pouvoir, au gouverneur militaire, le temps de rassembler ses forces et d’écraser les révoltés. C’est alors qu’on désarma le préfet et qu’on l’entraîna, ainsi que son compagnon. Le soir même, les ouvriers relâ-