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été chargé ? Invraisemblance. Charles X a dû recevoir cette lettre, et elle n’a probablement pas été étrangère à la résolution qu’il a prise d’abdiquer, ainsi que le dauphin, en faveur du duc de Bordeaux (le comte de Chambord), car il peut croire à présent que le jeune prince aura un défenseur.

Dans la même nuit que le duc d’Orléans recevait au Palais-Royal la visite du duc de Mortemart, le général Lafayette recevait à l’Hôtel de Ville celle du saint-simonien Bazard. Là, le monarque d’hier et le monarque de demain tentent, l’un et l’autre, d’assurer le sort de leur famille, et celui-ci amuse et joue celui-là. Ici, la République voit surgir devant elle son fils légitime, le Socialisme, et feint de ne pas le reconnaître.

Mais non : accuser de feinte l’innocent Lafayette, c’est trop. Nul plus que lui n’aime le peuple, mais il n’est capable que d’amour platonique. Il est sincère lorsque, dans ses Mémoires, arrivant à cette date du 30 juillet, il écrit : « Le peuple de Paris s’est couvert de gloire, et quand je dis le peuple, c’est ce qu’on appelle les dernières classes de la société qui, cette fois-ci, ont été les premières ».

Bazard avait fort hésité avant de céder aux instances d’Enfantin, qui le pressait d’employer ses « anciennes relations toutes providentielles » avec Lafayette pour décider celui-ci à agir, car le désarroi était grand et, à ce moment-là, l’indécision générale. « Admis auprès de M. Lafayette, dit Louis Blanc, il lui exposa ses idées qui n’allaient pas à moins qu’à remuer la société dans ses fondements. « L’occasion est belle, disait Bazard à Lafayette, et voici que la fortune vous a livré la toute-puissance. Qui vous arrête ? Soyez le pouvoir, et que par vous la France soit régénérée. » M. de Lafayette écoutait avec un étonnement inexprimable cet homme plus jeune que lui, mais dont la supériorité intellectuelle le frappait de respect. »

Voici comment Enfantin raconte cette entrevue dont il n’attendait pas un résultat immédiat, mais dans laquelle il plaçait l’espérance qu’elle donnerait des prétentions actuelles du saint-simonisme une idée différente de celle que le public s’en faisait, et surtout que ses successeurs, ses fils comme il les appelait, « y puiseraient une inspiration politique dont ils avaient besoin ».

« Lafayette, dit Enfantin, le reçut très bien, et lui dit de suite qu’en effet la position était très difficile. Bazard lui parla au bout de quelques instants de la dictature comme seul moyen de mettre, au moins momentanément, un peu d’ordre dans ce gâchis ; mais l’immuable Américain était complètement sourd de cette oreille, et Bazard vit assez promptement, non seulement dans Lafayette lui-même, mais dans tout son entourage, l’impossibilité de rien faire qui eût le sens commun avec des hommes aussi étrangers à la conduite des masses, à la politique. Lafayette avait hâte d’en finir ; ses premiers mots à Bazard avaient même été : « Ma foi, si vous m’aidez à me tirer de là, vous me rendrez un grand service. »

Bazard parlait une langue que Lafayette ne pouvait entendre. Et puis, ajoute justement Louis Blanc, « il était trop tôt pour une rénovation sociale ». L’heure de l’organisation sociale fondée sur la transformation des rapports économiques n’avait pas encore sonné. L’heure était au gouvernement de la bourgeoisie, enfin