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messe de retenir la huitième partie du prix des façons du dit ouvrage, en faveur du négociant dont la créance est la plus ancienne. »

En édictant cette disposition, le législateur de 1806 sentait bien que le canut lyonnais n’était pas un entrepreneur d’ouvrage comme l’artisan en atelier ou en boutique qui travaille pour la clientèle, pour le public. Il comprenait bien que la continuité des rapports entre le canut et le fabricant donnait à celui que la loi appelait un « chef d’atelier » situation réelle de salarié. C’est pourquoi il voulut que la loi donnât à ce salarié une protection contre le créancier qui pouvait le plus directement menacer le salaire, c’est-à-dire contre l’employeur, le patron.

Ainsi, le chef d’atelier jouissait d’une garantie qui manquait encore aux autres prolétaires, et le livret, qui était pour eux l’instrument de servitude par excellence, le soustrayait du moins à la forme la plus matérielle et la plus fondamentale de la servitude ouvrière. Le livret ne servait pas seulement à placer l’ouvrier sous la surveillance de la police. Il était déposé entre les mains du patron le jour de l’embauchage, les sommes avancées à l’ouvrier y étaient inscrites ; et comme l’ouvrier ne pouvait quitter son patron sans avoir repris son livret, c’est-à-dire sans s’être libéré de sa dette, il se trouvait de fait attaché à l’usine ou à l’atelier aussi sûrement que le serf de jadis à la glèbe, aussi lamentablement que la prostituée d’aujourd’hui à la maison close où la retient un crédit aussi scandaleusement onéreux qu’illégal.

En 1845, un député, le comte Beugnot, dénonçait cette abomination dans les termes que voici : « La Chambre comprendra l’étendue de ce mal, quand elle saura que, dans plusieurs villes manufacturières, les avances montent à la somme de trois ou quatre cent mille francs par an. Il en est une… où les ouvrières en dentelles, gagnant quarante centimes par jour, reçoivent des avances de trois cents francs. Que d’années ne leur faudra-t-il pas pour reconquérir leur liberté ! » Cette forme scélérate de la servitude ouvrière ne devait disparaître qu’en 1890, par la suppression du livret.

Déclarer insaisissables dans leur presque totalité les sommes dues aux maîtres d’atelier, c’était faire plus qu’assimiler ces sommes au salaire, c’était devancer les temps, puisque le salaire ne devait recevoir une semblable protection que de la loi de 1895, qui fixe des limites à la saisie-arrêt pratiquée sur lui et à la retenue que le patron peut opérer de ses mains pour se rembourser de ses avances. Par tous les caractères qui viennent d’être énumérés, donc, les maîtres d’atelier et leurs compagnons étaient bien des prolétaires également : nulle fiction légale ne venait déguiser cette égalité et les égarer, nulle opposition réelle d’intérêts ne venait les diviser, et, si la loi protégeait davantage les maîtres d’atelier, c’est sur eux que le chômage retentissait le plus durement. Toute aggravation du sort des uns atteignait forcément les autres ; ceux-ci protestaient-ils, ceux-là prenaient en main leur cause. Une crise réduisait-elle les salaires, tous s’unissaient, pour la défense commune, contre un ennemi commun.

Les prix de façon étant tombés au plus bas dans l’automne de 1831, les canuts