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Ce sont là, dira-t-on, des méfaits qui ne sont pas imputables aux patrons, du moins directement. Mais comment les ouvriers ne leur en feraient-ils pas grief ? N’indiquent-ils pas qu’il n’existe entre eux « presque aucun lien de clientèle et de patronage ? » Le fabricant ignore l’ouvrier, et réciproquement. Comment celui-ci apprécierait-il, dès lors, la fonction industrielle de celui-là et mesurerait-il la part qui lui revient, de ce chef, dans le produit. Pour l’ouvrier, le patron est un homme qui ne travaille pas, mais fait travailler les autres. Quand il va au magasin du patron, c’est le commis, toute une hiérarchie de commis, qu’il aperçoit en fonction de travail, et non le patron lui-même.

Il ne doit pas être fait, ici, de distinction entre l’ouvrier et le chef d’atelier. Ils sont très proches l’un de l’autre, et tous deux très loin du fabricant, qui est l’ennemi commun, le parasite, celui qui pervertit ou laisse pervertir par ses subordonnés la femme et la fille du travailleur.

Les chefs d’atelier sont des habitants de Lyon et les ouvriers des nomades, mais non des étrangers. Les premiers habitent à la Croix-Rousse et aux Brotteaux, des « maisons très hautes », dans « de larges rues », de grandes pièces où l’air et la lumière peuvent pénétrer, tandis que les seconds habitent les rues « étroites et mal percées », les « impasses obscures, irrégulières » des « plus mauvais quartiers » et se logent dans « les maisons les moins belles et les moins commodes » aux « étages trop bas » et aux cours, « quand il y en a, extrêmement petites, et d’une saleté repoussante », des « rues en pente qui conduisent à la Croix-Rousse » et du quartier Saint-Georges.

Mais souvent aussi les compagnons et les apprentis sont nichés dans la soupente ménagée à côté des métiers. Le chef d’atelier voit grandir l’apprenti qui sera son « compagnon » ; la nature même du travail ne permet pas d’exploiter le travail de l’enfant ; garçons et filles ne cessent d’être à la charge de leurs familles que vers la seizième année.

Autre trait, qui indique bien que l’extrême misère n’est pas le lot permanent de la classe ouvrière lyonnaise et que les chefs d’atelier et les ouvriers sont peu distants les uns des autres : Les familles sont peu nombreuses : « trois enfants, terme moyen », dit Villermé, et il ajoute que ce chiffre a une « tendance à diminuer encore ». Il voit là, fort justement, la preuve du soin que mettent les ouvriers lyonnais, « bien différents en cela de la plupart des ouvriers, à ne pas accroître leur postérité plus rapidement que leur fortune ».

Des ouvriers vivant dans de telles conditions ne peuvent avoir les mœurs de servitude qui sont imposées aux malheureux que la manufacture groupe par centaines dans ses murs et plie sous les disciplines directes du travail et l’autorité sociale d’un patron qui est parfois seul de son espèce parmi la population de toute une ville, véritable maître féodal imposant ses idées, ses opinions, les pratiques de son culte, aux serfs qu’il fait travailler dans son usine, nourrit par son économat, loge dans ses habitations ouvrières, administre comme maire de la localité, recrutant son conseil municipal parmi ses commis.