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progrès général : « Ils se croient malheureux parce qu’ils se sont créé de nouvelles habitudes, de nouveaux besoins. »

Villermé ajoute qu’ils « jalousent les fabricants et les regardent comme leurs ennemis naturels. » Comment en serait-il autrement, comment ces abeilles laborieuses, qui fournissent jusqu’au matériel de production, ne considéreraient-elles pas comme un « ennemi » le frelon qui, sans risques, et par la seule puissance de l’argent, augmente sa fortune, même et surtout dans leurs pires moments de détresse ?

Villermé lui-même en convient lorsqu’il dit que « la facilité qu’a le marchand fabricant d’interrompre ses travaux, sans grand inconvénient pour lui, est funeste à l’ouvrier, qu’elle fait chômer plus souvent que ne chôme celui des autres manufactures dont les propriétaires ne peuvent fermer leurs ateliers sans se ruiner ». En constatant que, « dans la fabrique de Lyon, les crises sont… plus fréquentes et souvent plus longues que dans les autres fabriques », il nous fait toucher du doigt des rapports que le plus sommaire examen décèle immédiatement comme devant être des rapports d’hostilité, surtout lorsque ceux qui en pâtissent ont pris conscience de leur état, n’étant pas tombés encore au dernier degré de la misère physique et morale.

Et si les canuts n’en sont pas là, si le ressort n’est pas brisé en eux, s’ils ont pu recevoir de Villermé ce témoignage non suspect que, « dans les événements de 1831 et de 1834 », ils ont déployé un « caractère » et une « intelligence si remarquables », c’est précisément, et il le voit bien d’ailleurs, parce qu’ils n’étaient pas en proie à la misère continue, constamment et progressivement dépressive de force, d’intelligence et de volonté. « On conviendra, dit-il, qu’une détresse habituelle, comme celle à laquelle on les disait en proie, ne forme pas des hommes de leur trempe. »

Ils ont un sentiment très vif de la dignité humaine, ce qui n’est pas incompatible, ni même contradictoire, avec la liberté de leurs mœurs, exception faite « en faveur des ourdisseuses, dont la chasteté est presque proverbiale à Lyon ». En matière de relations amoureuses, la liberté n’implique pas nécessairement la vénalité ; elle en est même tout l’opposé. Aussi Villermé prend-il soin de nous prouver, sans le vouloir, que les ouvriers, sur ce point encore, ne considéraient pas sans raison leurs maîtres comme des ennemis :

« Les témoignages que j’ai recueillis, dit-il, portent à croire que les plaintes contre les fabricants n’ont pas toujours été sans motif ; leur tort a été de les avoir généralisées. J’ai aussi vu à Lyon des hommes qui, par leur position sociale, leur âge, les emplois qu’ils remplissaient, leur réputation de capacité, de probité, de prudence, donnent un grand poids à toutes leurs assertions et qui trouvaient fondée l’irritation des ouvriers contre plusieurs commis : suivant eux, des jeunes gens, que la fougue de la passion et l’étourderie de l’âge ne sauraient jamais excuser, auraient voulu, pour prix du travail dans des moments où il y en avait très peu, imposer de déshonorantes conditions à des femmes, à des filles d’ouvriers, ou bien s’en seraient vantés avec une sorte d’impudeur. »