Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/154

Cette page a été validée par deux contributeurs.

d’aisance ». Et c’est bien le métier qui les déforme ainsi, puisque « les jeunes gens des campagnes voisines de Lyon, qui arrivent dans cette ville pour y embrasser la profession de tisseurs d’étoffes de soie, ne tardent point à perdre leur fraîcheur et leur embonpoint ».

Villermé, sans nier « qu’il en fût ainsi autrefois » — son enquête est de 1836 — c’est-à-dire à une époque où les canuts étaient bien « plus mal logés et plus mal nourris qu’ils ne le sont actuellement », déclare, lui qui a exploré les caves de Lille et les taudis de Rouen, qu’ils « ne sont pas habituellement plus mal portants… que les habitants de nos grandes villes qui travaillent renfermés ». Il reconnaît cependant que « beaucoup travaillent quinze heures par jour, et quelquefois davantage » ; mais il ne peut penser que ce surmenage aggrave particulièrement leur état, au regard des ouvriers des autres régions, puisque ceux-ci subissent également ce régime des journées prolongées à l’excès. Selon lui, si les canuts paraissent plus débiles que les ouvriers des autres métiers, cette débilité n’est pas causée par le métier : « Leur profession n’exigeant point des individus robustes, beaucoup d’hommes qui ne peuvent être forgerons, charpentiers, ouvriers des ports, etc., se font tisseurs en soie. »

Pour quelques auteurs, le portrait moral des canuts correspond à leur portrait physique : Le docteur Martin déclare que leur « intelligence est circonscrite », et Montfalcon les dit d’intelligence « excessivement bornée » ; Villeneuve de Bargemont affirme qu’ils ont « peu d’idées » et que, « fidèles à leur imprévoyance, ils vivent toujours pauvres ». Ce dernier trait est on ne peut plus savoureux.

Villermé proteste avec une vivacité qui ne lui est pas coutumière contre « les livres fort graves » qui représentent les canuts « comme des êtres dégradés au physique et au moral ». « Ce portrait, dit-il, pouvait être ressemblant il y a cinquante ans ; ce n’est pas celui des canuts actuels de Lyon. » Sans remonter au delà d’une douzaine d’années, il ne craint pas d’affirmer « que ces ouvriers seraient, aujourd’hui, partout, dans nos grandes villes manufacturières, plus sobres, plus intelligents, et à certains égards non moins moraux que les autres ouvriers pris en masse. Enfin ils sont moins turbulents, moins ivrognes que les chapeliers et les teinturiers de la même ville ».

Il faut bien qu’ici l’on donne raison sans réserves à Villermé. Si, en effet, les canuts lyonnais avaient été les êtres déprimés que représentent « les livres fort graves », leur insurrection serait incompréhensible. Il est un certain degré d’abaissement dans la misère physique et morale qui ôte à l’homme tout ressort.

Les auteurs que j’ai cités représentent le canut comme « très attaché à ses préjugés », et n’opposant « à l’indigence que la force d’inertie ». Villermé, qui les a vus de près, et directement, note exactement la situation morale où ils se trouvent, et qui est une excellente prédisposition révolutionnaire, dans le sens le plus large du mot : « Ils sont mécontents », dit-il. Et ils le sont parce que leur esprit, leurs mœurs, leurs manières de sentir et leur mode d’existence sont entrés dans le grand courant du