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et incohérentes du grand-duc Constantin, et qui faisaient de l’insurrection une sorte de Fronde contre un pouvoir qui ne les avait pas récompensés selon les mérites qu’ils s’attribuaient, il y avait ceux qui ne pouvaient que gagner à l’établissement d’un pouvoir national, hobereaux besoigneux qui rêvaient de se substituer aux fonctionnaires russes que la Pologne, redevenue indépendante, éliminerait. Parmi les uns et les autres, il y en avait que les idées libérales avaient conquis par sentiment, raison ou nécessité : ceux de l’Ukraine, par exemple, qui, pour engager leurs serfs à se jeter dans l’insurrection, leur promettaient l’affranchissement.

À côté de cet élément, dont les membres les plus en vue, ayant le plus à perdre, étaient plus disposés à négocier qu’à combattre, il faut compter l’élément militaire. Bien qu’il y eût une armée polonaise, les hauts grades et les faveurs n’en étaient accordés qu’aux créatures de la Russie. Il existait de ce chef, dans le corps des officiers, un mécontentement qui en fit entrer un grand nombre dans la conjuration d’où sortit le mouvement insurrectionnel. Sans être inaccessible à l’enthousiasme, et aux prodiges militaires qu’il accomplit, cet élément voyait surtout le salut de la Pologne dans une armée fortement organisée, exercée et encadrée selon les méthodes ordinaires, et n’avait que mépris pour les révolutionnaires, partisans de la ruée en masse de tout un peuple vers l’indépendance. Et puis, ce peuple, armé pour l’indépendance nationale, ne déposerait les armes que lorsqu’il aurait par surcroît conquis la liberté civique. Et c’était là une chose dont se fût difficilement accommodé un corps d’officiers recruté pour la plus grande part dans la noblesse et partageant ses sentiments à l’égard du libéralisme et surtout de la démocratie.

Or il y avait dans les grandes villes, à Varsovie surtout, un parti nombreux, actif jusqu’à la turbulence, qui ne voyait pas seulement dans la révolution moyen de reconstituer la nationalité dans son indépendance absolue, mais encore d’étendre la constitution octroyée par Alexandre Ier aux limites des constitutions anglaise et française, et même au delà. Cet élément, composé de professeurs, de juristes, d’industriels et négociants, d’ouvriers et d’étudiants, présentait toutes les nuances du libéralisme, depuis celui des doctrinaires selon Royer-Collard et Guizot, jusqu’à la démocratie inspirée par les souvenirs de la dictature terroriste de 1793. Donc, aucune homogénéité entre les trois principaux éléments de la révolution polonaise, non plus que communauté de vues et d’aspirations dans ces éléments eux-mêmes.

La diète qui s’était réunie à Varsovie avait nommé un gouvernement, où les nobles, les libéraux et les républicains se partageaient le pouvoir. Ce gouvernement avait élu pour chefs le général Chlopicki et le prince Lubecki qui, tous deux, songeaient beaucoup plus à négocier avec le tsar qu’à organiser la révolution dans le pays.

Pour occuper la remuante démocratie varsovienne, le général Chlopicki l’enferma dans la ville qu’il s’occupa surtout de mettre en défense. Il fit ce que devait faire Trochu dans Paris quarante ans plus tard : il douta de l’élan révolutionnaire,