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d’avouer que Casimir Perier soutint cette thèse aux « dépens de la logique ». Cet aveu lui coûte d’autant moins qu’à présent la branche cadette est, par la disparition de la branche aînée, en possession théorique de son droit à la couronne, heureusement illusoire. Mais il s’agissait bien de logique, pour Casimir Perier. Il était question avant tout d’en finir avec la révolution, de faire oublier au peuple qu’il venait de renverser un trône.

Nous avons parlé des poursuites ordonnées par le ministère Laffitte contre les jeunes gens accusés d’avoir excité la garde nationale à l’émeute lors du procès des ministres de Charles X. Cette affaire vint devant le jury de la Seine dans les premiers jours d’avril. Les accusés, au nombre de dix-neuf, appartenaient presque tous à la société des Amis du Peuple, dont les réunions avaient été dissoutes, nous savons comment, mais qui continuait d’exister et de faire une ardente propagande républicaine dans les départements.

Les principaux accusés étaient Cavaignac, Guinard et Trélat, tous trois jeunes, ardents, fortement convaincus. Leurs avocats appartenaient également à l’opinion républicaine : Dupont (de Bussac), doctrinaire, radical, d’une éloquence vigoureuse et mordante ; Marie, grave et pénétrant ; Michel (de Bourges), dont ce procès marque le début d’une carrière retentissante, qui fait succéder à des emportements passionnés une dialectique serrée et pressante, et tient ainsi son auditoire par toutes les fibres. Cet auditoire est d’ailleurs acquis aux accusés, à leur cause. Il les soutient de ses applaudissements à leurs moindres répliques.

Ce n’est pas un procès qui se juge, c’est une manifestation républicaine, c’est une séance de la société des Amis du Peuple qui se déroule dans le prétoire. Ce ne sont pas des accusés qui se défendent, mais des orateurs qui développent leur thèse devant l’attention bienveillante du jury. Les juges eux-mêmes, s’ils ne vont pas jusqu’à l’approbation, marquent du moins leur respect pour une doctrine qui peut être celle du gouvernement de demain. Sait-on jamais ce qui sortira des barricades ?

Et puis, ces accusés ne sont pas les premiers venus. Ils sont de la même classe sociale que les juges. Le président leur dit avec émotion qu’ils ne sont « pas nés pour l’humiliation de ces bancs ». Il s’excuse presque de les y faire asseoir. Quoique jeune, Trélat est déjà couvert de la double auréole du savoir et de la bonté. Qui donc le contredirait lorsqu’il dit la misère du peuple ? Ne sait-on pas qu’il en parle autrement qu’en théoricien ! Il l’a vue de près, il consacre tous ses efforts à la soulager. Et quand il dénonce l’impuissance des secours individuels en face de l’immense détresse ouvrière, et la faillite des promesses faites aux ouvriers pour les engager à poser le fusil et à reprendre l’outil, qui donc pourrait le démentir ? « Nous voulons, dit-il aux jurés, la plus longue existence et la plus heureuse pour le plus grand nombre possible d’hommes. » Et posant la question sociale il ajoute : « Savez-vous qu’au temps actuel une portion de la société n’est en lutte avec l’autre que parce qu’elle a faim ? »

Cavaignac, l’esprit sans cesse tendu, le corps raidi dans une attitude