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ment qu’il gouvernait sa maison de banque, en maître indiscuté. Il apporta ses habitudes dans la politique, tolérant avec peine des égaux qui ne fussent pas nés dans le commandement, s’imposant à eux par son caractère impérieux, s’exaspérant de la moindre résistance jusqu’à la convulsion, jusqu’à la rage.

« Les bras fourrés des doctrinaires, dit Sainte-Beuve, ne sont guère solides quand il s’agit de résister à une attaque de fait. » Il fallait un « verrou » pour fixer la porte ébranlée de l’ordre bourgeois. « La force physique des maniaques est plus grande, comme on sait, que celle des gens sensés et prudents. On mit la main par bonheur sur un maniaque énergique ; on le poussa, il fit son office. »

Cette « figure sombre », dit Henri Heine, se plaça hardiment « entre les peuples et le soleil de juillet ». Il accepta d’être « l’Atlas qui porte sur ses épaules la Bourse et tout l’échafaudage des puissances européennes. » Pour Victor Hugo, c’est « un homme qui engourdira la plaie, mais ne la fermera pas ; un palliatif, non la guérison ; un ministère au laudanum ». Le poète se trompait. La plaie ne fut pas fermée, certes, mais ce n’est pas le laudanum qu’il employa. Il tailla en pleine chair, à coups furieux de bistouri, assurant ainsi à sa classe dix-huit ans de règne, sinon de tranquillité.

Il n’avait pas voulu la révolution. À ceux qui le pressaient d’y adhérer alors que la bataille était encore indécise, il répondait, songeant aux offres de ministère que lui avait faites Charles X : « Vous me faites perdre une position superbe. » Dès qu’il se fut résigné au fait accompli, il nia la révolution, s’employa à l’anéantir, tendit ses forces vers cet unique but : « Le malheur du temps, disait-il à Barrot, qui le rapporte dans ses Mémoires, est qu’il y a beaucoup d’hommes qui, comme vous, monsieur Odilon Barrot, s’imaginent qu’il y a eu une révolution en France. Non, monsieur, il n’y a pas eu une révolution en France. Non, monsieur, il n’y a pas eu de révolution ; il n’y a eu qu’un simple changement dans la personne du chef de l’État. »

Ses violences, redoutées de tous, s’exerçaient indifféremment sur ses amis et sur ses adversaires, en des crises où s’épuisaient ses forces. Président de la Chambre, il disait insolemment à ses questeurs qui, pour justifier une mesure d’ordre prise par eux, alléguaient qu’ils avaient la police de la Chambre : « Dites la police des corridors. »

On attribue à Royer-Collard ce mot, qui peint bien le désir ardent de réaction dont les doctrinaires étaient alors animés : « Un Casimir Perier eut un grand bonheur ; il vint au moment où ses défauts les plus saillants se transformaient en précieuses qualités : il était ignorant et brutal ; ces deux vertus ont sauvé la France. » La France de Royer-Collard tenait sinon sur un canapé, du moins dans quelques salons.

« Plus soucieux d’assurer la paix de la rue, la sécurité du commerce, le fonctionnement régulier de la machine administrative, que de restaurer dans les âmes l’ordre moral si gravement troublé, » nous dit M. Thureau-Dangin, il répondait mieux ainsi « au premier besoin du moment » et servait comme elle l’entendait