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gés de fermer le dimanche, mais les loteries restaient ouvertes. En revanche, on privait des secours d’un médecin quiconque refusait les sacrements, et la religion, sinon l’humanité, se rattrapait ainsi.

Les lois chargées de régler des rapports de civilisation aussi sommaire n’en étaient pas plus simples pour cela, au contraire. Indépendamment de l’arbitraire qui est dans tout gouvernement de droit divin, — et peut-il en être qui le soit plus complètement que le gouvernement direct et personnel du prêtre ? — les lois furent jusqu’en 1831 « un composé monstrueux d’édits de toutes les époques, surannés et sans corrélation ». Et pour les appliquer il y avait « cinquante juridictions diverses à côté des tribunaux privés des barons et des corporations religieuses. » Le valet d’un prélat avait-il commis un assassinat ? Il relevait d’un tribunal ecclésiastique et participait aux immunités relatives de la caste sacerdotale, dont il dépendait. Les formes de cette justice, pour laquelle « avoir assisté à la réunion d’une société secrète était considéré comme une trahison, punissable de la mort et de la confiscation des biens », étaient bien celles que des militaires français, subjugués par la congrégation, appliquèrent en 1894 au capitaine Dreyfus. Pour les cas de trahison, « les inculpés étaient condamnés sans savoir quels étaient leurs accusateurs, et même après 1831, l’audition contradictoire resta interdite ». Dix ans après encore, en 1841, l’inquisiteur général de Pesaro enjoignait par édit à tout le peuple de « dénoncer les hérétiques, les juifs, les sorciers, tous ceux qui font obstacle au Saint-Office ou composent des satires contre le pape ou le clergé ».

De tels sentiments n’étaient pas pour adoucir les mœurs ; aussi les condamnés politiques qui avaient échappé à la sentence capitale étaient-ils enfermés avec les criminels et même, plus maltraités que ceux-ci, « enchaînés pour leur vie entière aux murs de leur cellule ». Un tel peuple était trop en arrière de la civilisation moyenne de l’Europe pour être sérieusement impressionné par le mouvement dont Paris avait donné le signal. D’autres chocs devaient le faire sortir de sa torpeur quelques années plus tard ; et Grégoire XVI eut beau interdire l’introduction des chemins de fer dans ses États, les idées nouvelles y pénétrèrent quand même, avec toutes leurs conséquences politiques et sociales.

La Suisse reçut, elle aussi, le choc révolutionnaire et suivit l’impulsion générale qui remettait le monde en marche vers la liberté. Elle constituait alors une fédération d’États, fondée sur le pacte fédéral de 1815. Chaque canton, étant souverain, réglait à sa guise les questions religieuses et d’enseignement, mais, nous dit M. Seignobos, « même dans les cantons de tolérance religieuse, c’était le clergé qui tenait l’état-civil ». Car la tolérance religieuse n’était pas un fruit de l’émancipation des esprits, comme en France, mais le résultat de l’impossibilité où les protestants étaient de réduire la minorité catholique à l’unité religieuse dans les cantons protestants et réciproquement, ces minorités étant trop nombreuses et trop actives des deux parts. La majorité tolérait le culte de la minorité, parce que celle-ci ne se fût pas laissé convertir, parce qu’il eût coûté trop cher à celle-là d’essayer de la force. Pas de tolérance, donc, dans les cantons où la minorité était incapable de se