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Naïvement révolté par la duplicité de son ministre, Odilon Barrot lui jeta à la face sa démission de préfet de la Seine. Guizot profita de l’incident pour constater que l’anarchie était au pouvoir. Laffitte répliqua par un discours entortillé où étaient plaidées les circonstances atténuantes et l’impossibilité où n’importe quel gouvernement se trouvait d’empêcher une émeute d’éclater quand les émeutiers ne l’avaient pas averti. Cette discussion ne se termina pas, ou plutôt tourna court. Laffitte promit à la Chambre de lui faire connaître le lendemain les ordres du roi sur un projet de dissolution dont il la menaçait à mots couverts. Le lendemain, on parla d’autre chose. Le roi avait fait son choix entre le ministère et la Chambre, et ce n’est pas celle-ci qui devait s’en aller la première.

Les meneurs de la Chambre, cependant, hésitaient à prendre le pouvoir. Les agitations pour la Pologne, l’émeute anticléricale, succédant aux mouvements suscités par le procès des ministres, avaient aggravé la crise commerciale. Les faillites succédaient aux faillites, fermant ateliers et magasins et jetant sur le pavé des milliers de travailleurs. La rente baissait, les impôts rentraient mal, le déficit se creusait de jour en jour, le Trésor était vide. Aux mouvements désordonnés de la rue en faveur de la liberté et de la nationalité s’ajoutaient les convulsions de la faim. Dans le même moment que l’ambassade de Russie était assaillie à coups de pierres, les ouvriers en chômage, nous l’avons vu, jetaient leur cri de détresse par les fenêtres du Palais-Royal en fête et, dominant les sons de l’orchestre, portaient la terreur, sinon l’émotion dans le cœur des invités de la famille royale.

Trop d’intérêts individuels étaient engagés dans le régime pour qu’il ne fût pas pris à bref délai une résolution. Un à un les arbres de la liberté étaient arrachés et dépouillés « de leur beau feuillage », disait Henri Heine, puis équarris « en poutres destinées à étayer la famille d’Orléans », représentation du pouvoir de la bourgeoisie. Mais ce n’était pas sur les chefs du parti doctrinaire qu’il fallait compter. Royer-Collard, au dire de M. Thureau-Dangin, « affectait de n’être plus qu’un spectateur découragé, avec un peu de raillerie un peu méprisante ». Il gardait le silence depuis la révolution, un silence « qu’il savait du reste rendre aussi important que l’avait été sa parole ». Quant aux demandeurs et aux preneurs de places, qui mettaient, selon le mot amusant de Victor Hugo, « une cocarde tricolore à leur marmite », ils criaient bien haut qu’il fallait en finir avec l’anarchie, mais aucun d’eux n’eût risqué un écu ni un ongle pour sortir du gâchis. Le plus illustre d’entre eux, Benjamin Constant, qui avait reçu deux cent mille francs pour payer ses dettes, en réclamait cent seize mille encore, nous dit Dupin ainé dans ses Mémoires, « pour indemnité du tort à lui causé, disait-il, par une barricade construite devant sa maison avec les voitures de roulage prises dans sa cour ; ou nomma pour expert de la difficulté l’honnête M. Odier, qui, informations prises, pensa que seize mille francs seulement excédaient de beaucoup le préjudice dont on se plaignait. Le réclamant s’y soumit, et prit la somme en souriant ».

Lorsque l’homme nécessaire à l’œuvre de réaction et d’un caractère assez