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D’ailleurs, comment l’armée, récemment vaincue par une révolution, eût-elle apporté du zèle à combattre des mouvements populaires et se fût-elle ainsi exposée à se rendre hostiles des hommes qui demain peut-être seraient au pouvoir ? Cet état d’esprit dura longtemps, malgré le rétablissement du drapeau tricolore cher à l’immense majorité des soldats par les souvenirs de gloire qui y étaient attachés. En février, la Chambre vota une loi sur la composition des cours d’assises et du jury, qui réduisait de trois à cinq les membres de ces cours et ne modifiait pas essentiellement le recrutement et les attributions des jurés. Cependant, et ce fut un progrès, la nouvelle loi sépara plus exactement les pouvoirs de la cour de ceux des jurés. Ceux-ci jusqu’alors n’étaient pas les uniques juges du fait, et les membres de la cour pouvaient participer à la déclaration du fait et non uniquement prononcer sur le droit, ce qui, comme le dit très justement Louis Blanc, était attentatoire à la liberté du jury. Désormais les jurés seuls eurent à déclarer si le fait imputé à l’accusé était réel ou non, et les juges n’eurent plus à se prononcer que sur l’application de la peine.

Mais ce fut, on s’en doute bien, un jury de classe que celui qui se recrutait sur la liste des électeurs, puisque seuls étaient électeurs ceux qui payaient deux cents francs de contribution directes. Il est vrai que la constitution du jury dans l’état démocratique actuel n’est pas très sensiblement différente, après soixante-quinze ans écoulés et deux révolutions politiques. Parfois des ouvriers sont inscrits sur la liste du jury, mais le tarif de l’indemnité de déplacement est si faible qu’ils préfèrent renoncer aux servitudes de leur droit. Le fait s’est encore produit récemment, et il se produira tant que les travailleurs ne seront pas mis à même de remplir les charges publiques, comme les autres citoyens.

Nous verrons par la suite de ce récit que, tout jury de classe qu’il fût, il subit encore plusieurs années l’impulsion libérale du mouvement de 1830 en refusant systématiquement de condamner les journalistes même républicains qui avaient formulé leurs espérances, leurs déceptions ou leurs rancunes sur un ton plus que vif et en termes des plus injurieux pour le gouvernement. Mais, composé de propriétaires, il fut, et il est d’ailleurs demeuré, implacable pour toutes les atteintes, même théoriques, à la propriété. Ce sentiment ne fut pas étranger à la notion que Proudhon se fit, par réaction bien naturelle dans un esprit aussi généreux et aussi clairvoyant que le sien, des rapports juridiques dans un régime social qui comporte des pauvres et des riches. La justice et son appareil n’est que l’arme défensive de ceux-ci contre ceux-là. « La guerre, dit-il, peut avoir aussi, ne disons pas sa justice, ce serait profaner ce saint nom, mais sa balance. » Emprisonner et tuer, c’est donc acte de guerre et de tyrannie, car « ce que fait le code n’est pas de la justice, c’est de la vengeance la plus inique et la plus atroce, dernier vestige de l’antique haine des classes patriciennes envers les classes serviles. » Dix ans avant la révolution de juillet le vieil Hodgskin, qui fut un des éducateurs d’Herbert Spencer, et à qui Karl Marx se déclare redevable pour beaucoup, avait dit : « Est-ce que toutes les nations de l’antiquité n’étaient pas composées de maîtres et d’esclaves ? et les lois pénales ne