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que celui du corps électoral, mais il ne se fit plus exclusivement dans la bourgeoisie comme sous la Restauration, où des épurations successives en avaient chassé tous les éléments qui ne semblaient pas suffisamment intéressés au maintien de l’ordre établi. Ces précautions n’avaient pas empêché la garde nationale de tirer en juillet sur les troupes de Charles X. Celles que prend la Chambre de 1830 ne l’empêcheront pas davantage, dix-huit ans plus tard, d’envoyer Louis-Philippe rejoindre son prédécesseur.

Les artistes et les journalistes ont épuisé leur verve, pendant ces dix-huit années, sur la garde citoyenne. Les vaudevillistes et les caricaturistes la tournaient volontiers en ridicule. La nécessité de composer avec l’avarice des paysans, plus que le souci d’épargner une dépense aux citoyens peu aisés qui en faisaient partie, avait rendu le port de l’uniforme facultatif. Les uns avaient profité de cette facilité de la loi pour s’équiper à leur fantaisie, et les autres pour monter leur garde en vêtements civils. On appelait ces derniers des bizets, et l’imagerie satirique les criblait de railleries.

Les gardes nationaux ne prenaient pas tous également au sérieux leurs fonctions militaires. Pour les plus pauvres, elle était une charge. Pour les plus riches, elle était une gêne. Avec leur insouciance coutumière de la chose publique, tournée en répugnance par les moqueries qu’ils avaient eux-mêmes propagées dans le public contre cette institution, les artistes rechignaient souvent à monter la garde ou à répondre aux appels. Les uns et les autres étaient alors punis de prison. C’est-à-dire qu’ils devaient aller passer une ou plusieurs nuits dans une maison d’arrêt plutôt confortable.

L’Hôtel des haricots, ainsi se nommait ce peu terrible lieu de réclusion, se trouvait au 92 de la rue de la Gare, dans le douzième arrondissement, aujourd’hui le treizième. Les murs de la cellule portant le numéro 14, réservée aux artistes et aux écrivains, dit M. Paul Marin, « étaient couverts de dessins ou d’inscriptions en prose et en vers. Ach. Deveria, Decamps, Gavarni, Alfred de Musset, Théophile Gautier y laissèrent des souvenirs de leur séjour. »

Cette force armée, cette garde bourgeoise tant moquée, n’était cependant pas négligeable, et le roi le prouvait par les égards et les attentions qu’il lui prodiguait. Par de fréquentes revues, il se mettait en contact avec elle, la considérant avec raison comme le baromètre de l’opinion moyenne. Il fermait assez volontiers les yeux sur sa turbulence et ses actes d’indiscipline, fréquents surtout en province. À tour de rôle, les officiers de la garde nationale étaient invités à la table royale et admis ainsi dans la demi-intimité patriarcale de cette famille illustre dont les enfants coudoyaient les leurs sur les bancs du collège Henri IV.

Aussi le pouvoir put-il compter sur la garde nationale contre les fréquentes agressions à main armée du parti républicain, tout comme la bourgeoisie s’appuyait sur elle pour la répression des mouvements ouvriers. Moins disciplinée que l’armée régulière, mais aussi moins passive, elle fut véritablement la bourgeoisie se gardant elle-même de tout retour au passé et de toute échappée vers l’avenir.