Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/24

Cette page a été validée par deux contributeurs.

que, par dégoût de la gloire meurtrière, la nation se dissociait de Napoléon, et, pour ainsi dire, le livrait par son silence et par sa neutralité.

Mais ce n’était là que de la diplomatie. Au fond, l’empereur du Nord avait pris parti. Il voulait abattre Napoléon. Personne ne le lui pourrait reprocher, et qu’étant devenu le plus fort, il ait usé des droits de la victoire contre celui qui n’avait jamais connu que ces droits, il y avait là, à son profit, une revanche du destin. Mais il le pouvait dire, il le pouvait faire. Au lieu de cela, maîtrisant ses sentiments de haine secrète et de jalousie, prenant attitude devant l’histoire, s’imaginant qu’il paraîtrait, dans cette nouvelle Athènes, un civilisé et non un barbare, il feignit la douleur et la pitié. Son intérêt, c’était de frapper Napoléon, de le frapper dans sa personne, dans sa femme, dans son fils, d’anéantir cette dynastie maudite, qui, sans provocation et sans excuse, était venue l’humilier devant ses sujets. Qu’il le dit, qu’il le fît, c’était bien. Il se donna toutes les formes de la bonté qui ne peut se répandre, de la générosité condamnée par une atroce destinée à une férocité qu’elle répudie. Dans ses conversations avec Caulaincourt, avec M. de Quélen (le parlementaire envoyé par Marmont pour offrir une suspension d’armes), il déplora le sort de Napoléon. Au dire de La Fayette (dans ses Mémoires), il aurait demandé à M. de Quélen :

« Napoléon est-il dans Paris ?

— Non, sire.

— Mais l’impératrice s’y trouve au moins avec son fils ?

— Non, sire.

— Tant pis  ! »

La seule portée de ces questions, le seul sens de cette dernière exclamation semblent indiquer qu’Alexandre regrettait l’absence du gouvernement impérial, se condamnant par sa fuite… Or, à qui fera-t-on croire qu’Alexandre ignorait la situation exacte de Napoléon, et le départ officiel et non dissimulé de l’impératrice pour Blois  ? Paroles, vaines paroles pour l’histoire  ! Des actes lui étaient aisés : il n’avait qu’à appuyer d’un geste la régence de Marie-Louise, et l’Autriche, qui ne désirait pas ce fardeau, mais qui n’eût pu le répudier, eût été de son avis. Or, que fit-il ?

On l’allait voir dans la réunion de l’hôtel Saint Florentin, dans la réunion des empereurs, des rois, des diplomates. Mais même cette réunion était une feinte, et tout ce qui allait s’y dire était d’avance arrêté. Dès le matin du jour qui vit à Paris l’entrée des alliés, Alexandre avait délégué à Talleyrand, pour lui porter son avis, Nesselrode. Que voulait, que pensait Talleyrand  ? Talleyrand avait traversé de dures épreuves, et sa perspicacité avait dû faire effort, dans la promptitude des événements, pour qu’il ne parût pas se traîner à leur remorque. Il ne voulait que le triomphe de son intérêt, quelle que fût la forme de la victoire. Au début, bien avant l’arrivée des alliés sur les hauteurs de Paris, il avait, en lui-même, rejeté Napoléon