Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/158

Cette page a été validée par deux contributeurs.

plus. Et cependant, sans le vouloir peut-être, M. de Villèle, défenseur acharné de la loi, offrait l’occasion : « M. Royer-Collard a prétendu que le projet de loi violait l’égalité… Mais l’égalité n’exclut nullement les degrés hiérarchiques. Ainsi nous sommes tous égaux devant la loi d’élection en ce sens que nul ne pourra être électeur sans remplir telle ou telle condition exigée par elle ; il n’y aurait inégalité que si l’on admettait à voter ceux qu’elle exclura ». Monstrueux sophisme ! Et c’était là cependant que la réponse aurait dû être faite : l’égalité dont parlait la loi c’était une égalité sociale et ce qui était en question, c’était précisément l’existence de ces degrés hiérarchiques. Pourquoi existaient-ils ? Et surtout de quel droit en tenait-on compte ? Le bulletin de vote n’exprimait pas seulement un intérêt, il exprimait aussi une idée. Et tous, par conséquent, devaient avoir le droit de voter ! Aucun orateur ne fit même allusion, sur les bancs libéraux, à ce droit du nombre. Aucun, à vingt-sept années d’une Révolution où beaucoup avaient été des acteurs, ne se rappelait qu’elle avait passé sur la terre. Et aucun surtout, en protestant contre l’accaparement politique qu’allait pouvoir opérer la grande propriété, ne songeait à dénoncer l’accaparement économique dont elle allait s’enrichir : c’est que, au fond, c’était la même classe qui, divisée en fractions politiques ennemies, tenait ce pouvoir. Autant de richesses se trouvaient représentées sur les bancs libéraux que sur les autres bancs. Et ainsi, parce qu’elle ne s’alimentait pas à la complète justice, parce qu’elle répugnait à la complète égalité, l’éloquence libérale, ce jour-là, si elle ne manqua pas de hauteur, manqua de fond, de chaleur, de sincérité.

Et pendant que la Chambre luttait sur cette loi, quelle magnifique réponse faisait à son égoïsme de classe la classe expropriée même du droit de penser ! Les débats auxquels avait donné lieu la loi retentissaient dans le public. Des groupes de plus en plus nombreux, mêlés d’étudiants, d’abord, se réunissaient autour du Palais-Bourbon. À mesure que les jours passaient et que le résultat se faisait prochain, les passions montaient et les manifestants s’accroissaient. On huait au passage tel député hostile, pour acclamer tel député favorable au libéralisme, par exemple, M. de Chauvelin, qui, malade, se faisait porter dans sa chaise, pour que son bulletin ne manquât pas à ses amis. Mais des contre-manifestations eurent lieu ; des individus à figure suspecte se mêlaient à la foule, provoquaient ceux qui criaient : « Vive la charte ! » et les obligeaient à crier : « Vive le roi ! » Des coups furent échangés, jusqu’au jour où le crime fut commis : un jeune étudiant fut foudroyé par derrière.

C’était dans les premiers jours de juin. Cette manifestation, de jour en jour plus grosse, contenait l’émeute, comme la mer houleuse contient la tempête. Étouffée sur la place Louis XV (place de la Concorde), entre les dragons et les soldats d’infanterie, elle échappa un jour, et des milliers, des