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survivaient des témoins du grand drame, on en ait été si éloigné. Assurément, à travers l’espace et le temps, nous sommes en ce moment plus rapprochés d’elle que ne le furent ses fils immédiats. Avait-elle emporté avec elle toute l’audace ? Napoléon glanant, après elle et pour une œuvre d’ambition, sur les sillons de vie, a-t-il, ensuite, emporté ce qu’elle avait épargné ? Peut-on expliquer ainsi la résignation de la nation ? Celle-ci était abattue : ceux qui relevaient la tête, à mesure que le temps s’écoulait, jugeaient avec indulgence l’œuvre de l’Empire, et, gagnés par l’infatigable propagande que tous les soldats licenciés faisaient partout, ils reconcillièrent le bonapartisme et le libéralisme, d’autant plus indifférents à l’œuvre naissante quoique débile, du parlementarisme, qu’ils étaient, par la barrière censitaire, tenus éloignés de la vie politique.

Alors on leur fit durement sentir toutes les pointes dont les lois de compression étaient armées ; au début, pour les attirer, on n’avait pas appliqué la loi du 22 germinal an XI… Mais une ordonnance du 25 mars 1818 va remettre la loi en vigueur ; déjà le livret est rétabli. On qualifie les coalitions « de manœuvres coupables dans le but de se procurer une augmentation de salaire ». Il fallut, à la suite d’une grève faite par des ouvriers charpentiers, que le patron fît connaître à la police, dans les 24 heures, leur nom et domicile (18 juin 1822)[1].

Ainsi la classe ouvrière fut livrée aux sociétés secrètes par l’excès même du despotisme bourgeois et, obligée de se répandre intellectuellement et moralement, ne le pouvant dans le champ trop étroit réservé à la richesse, elle le fit dans l’obscur et funèbre enclos où s’agitaient tant de rêves : rêves de restauration bonapartiste et de restauration royale sur la tête du duc d’Orléans, tentatives pour la liberté, au moins dans l’intention de leurs auteurs, tout cela réunit dans les loges, dans les ventes, dans les sections, l’acharnement des rancunes militaires et l’indomptable et inconsciente espérance d’un prolétariat misérable. Les ouvriers de cette époque n’avaient connu que l’instruction de la caserne, celle des camps, et aucune autre culture ne leur avait été fournie. La presse, qui était restreinte à quelques feuilles privilégiées, ne descendait pas jusqu’à l’atelier. Le tirage montait à peine jusqu’à 15 000 exemplaires, et les journaux se passionnaient pour des problèmes étrangers à la classe ouvrière. Aussi peu à peu s’amoncelaient les colères et les rancunes, les espérances, les déceptions, tout ce qui élève et aigrit, mais tout ce qui sauve l’homme de l’indifférence et de la servitude, tout ce qui devait faire explosion d’un seul coup sous un régime imprévoyant. Unis à quelques hommes de la bourgeoisie, les ouvriers maintinrent l’obscur dépôt, le dépôt sacré des saintes révoltes et ce sont eux qui, de leurs pauvres mains, ont ouvert la voie douloureuse et immortelle par où le progrès humain a passé.

  1. Levasseur. Histoire des classes ouvrières.