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remplit tous les vœux de la Constitution, parce que tous ses articles sont des applications des excellents principes qui lui servent de frontispice, mais elle vous invite à y consentir parce qu’il serait dangereux d’en attendre trop longtemps le perfectionnement. » Et malgré les observations de Chauvelin, qui aurait désiré voir rendre au peuple l’élection des magistrats municipaux, malgré l’intervention de Duchesnes et de Granilh, ce dernier très énergique dans sa protestation contre le pouvoir des préfets de dresser la liste des jurés, malgré les regrets et les répugnances de beaucoup d’entre eux, les tribuns adoptèrent la loi par 71 voix contre 25. Et l’explication du vote est toute dans le mot de Daunou : Il aurait été dangereux de ne pas accepter la loi proposée. Rapprochez de la parole du tribun Sedillez, citée plus haut, et voyez si ce n’est pas toujours le même sentiment de crainte qui apparaît avec toute sa force de désagrégation des consciences. Adoptée par le Tribunal, la loi recueillit au Corps législatif 217 voix contre 63, et, promulguée aussitôt, prit place à côté de la Constitution comme une arme légitime pour servir à l’établissement de la tyrannie. Elle marque dans l’histoire du Consulat, et dans un même moment, la même volonté de domination que la loi sur la presse. Celle-ci a eu pour but de faire de l’opinion la « chose » de Bonaparte ; celle-là tendait à enserrer les citoyens dans les mailles d’un vaste filet administratif dont tous les fils convergeaient dans la main du premier consul.

Et nous pouvons maintenant nous arrêter et chercher à tirer la leçon des choses. En quelques mois, des changements profonds ont bouleversé l’état social. À quoi ont-ils abouti ? De suite l’on songe au mot si souvent cité d’une Parisienne qui, le 24 frimaire, écoutait la proclamation de la Constitution. Comme une de ses voisines se désolait de n’avoir pas entendu, elle lui dit : « Moi, je n’ai pas perdu un mot. — Eh bien ! reprit l’autre, qu’y a-t-il dans la Constitution ? — Il y a Bonaparte[1] ». C’est toujours à ce nom que nous sommes ramenés parce que c’est lui qui remplit l’histoire de cette époque. C’est de Bonaparte que tout procède, il organise, dirige, commande dans les limites ou hors des limites d’une Constitution qu’il a arrêtée en pleine élaboration, qu’il a appliquée avant qu’elle soit terminée et qu’il a entrepris de compléter personnellement pour le mieux de ses intérêts et en vue de réaliser son rêve de domination. En quelques mois il a ruiné toute l’œuvre révolutionnaire ou plus exactement, il a attiré par devers lui le produit de la Révolution, il l’a confisqué et, proclamant qu’il va doter la nation de toutes les améliorations qu’elle veut et que par la Révolution elle avait atteintes ou qu’elle espérait atteindre, il donnera ce qu’il voudra bien donner. Et c’est à présent que nous demandons à ceux qui ne veulent pas admettre la prépondérance de l’élément individuel, l’élément Bonaparte pourrait-on dire, dans toute l’histoire politique qui nous occupe, comment, sur le seul substratum économique, ils peuvent appuyer la transformation extraordinairement rapide du pouvoir

  1. Gazette de France du 26 frimaire.