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Le décret de 1791, comme on vient de le voir, visait donc aussi bien le compagnonnage que les autres formes d’associations, et nous savons déjà que la législation napoléonienne se conforme, sous ce rapport et avec empressement, à la conception de la Constituante.

Et pourtant le compagnonnage survécut, sans doute parce que l’institution visait beaucoup plus à organiser le tour de France, à maintenir jalousement l’esprit de corps, à garder certaines traditions rituelles, qu’à défendre les intérêts professionnels des participants.

Ce serait pourtant une erreur de croire que le compagnonnage a été sans influence sur les conditions du travail : nous savons, au contraire, qu’il pouvait, dans une large mesure, faire varier la loi de l’offre et de la demande, en cas de différend aboutissant à une grève, par exemple, les compagnons quittaient presqu’aussitôt la ville en avertissant les compagnons des autres villes de ne pas se diriger vers la localité, siège du conflit.

Mais bien rares étaient les occasions d’une pareille intervention, et le compagnonnage, qui aurait pu donner au prolétariat une sorte de cohésion, un commencement d’organisation, se manifestait alors presqu’exclusivement par des rivalités farouches entre affiliés de rites différents. En 1801, 1802, 1803, 1804 et 1806, des rixes sanglantes éclatèrent à Nantes entre menuisiers et couvreurs, entre charrons et maréchaux-ferrants.

En 1808, les compagnons d’Angoulême, furieux de l’intrusion des cordonniers dans le compagnonnage résolurent d’exterminer les sabourins, comme on les appelait. La bataille s’engagea, dura huit jours et ne cessa que grâce à l’intervention des troupes.

Quelquefois, les compagnonnages rivaux d’un même métier, las de se battre, ont organisé des concours dont le prix était soit une somme d’argent, soit le droit de travailler dans une ville, à l’exclusion des vaincus ; au lieu d’amener l’apaisement, ces concours ont souvent été l’occasion de nouvelles luttes où la force brutale avait le dernier mot.

En 1803, à Montpellier, les menuisiers du Devoir et ceux du Devoir de Liberté décidèrent une trêve pendant laquelle les meilleurs ouvriers des deux camps feraient un chef-d’œuvre. Le travail à faire, des deux parts, était une chaire à prêcher. Mais avant que les travaux ne fussent achevés, les deux partis en vinrent aux mains et chacun prétendit avoir remporté la victoire. En fin de compte, les deux sociétés se trouvèrent plus irritées que jamais.

En 1808, à Marseille, concours entre les serruriers : les deux concurrents furent enfermés dans une chambre, les gavots gardant à vue le dévorant, les dévorants gardant de même le gavot. Jusqu’à la fin du travail, les deux ouvriers ne devaient recevoir du dehors que leurs aliments ; pas de communication par parole ou écrit. Après plusieurs mois de claustration, le compagnon dévorant avait terminé sa serrure avec sa clef ; l’autre n’avait encore,