Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/52

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le 22 frimaire, quand les commissions enfermées dans le salon du général eurent consenti à adopter la constitution inachevée, elles eurent à désigner les trois consuls. Le vote se fit, bien entendu, conformément aux indications de Bonaparte. Mais les témoignages contemporains[1] nous rapportent que le dépouillement n’eut pas lieu. Bonaparte, avant qu’il y fut procédé, aurait prié Sieyès, par déférence, de désigner les trois magistrats. Sieyès nomma alors Bonaparte, Cambacérès et Lebrun aux applaudissements unanimes des commissaires — et Bonaparte brûla les bulletins où quelques voix auraient pu s’égarer sur tel nom qu’il n’avait pas résolu de présenter ! C’était, toujours avant la lettre, la mise en pratique de la dictature contenue en germe dans la Constitution récemment bâclée, et mieux encore dans la pensée constante de Bonaparte. Les procédés dits de coups d’État, que l’historien lui voit employer à tant de reprises, ne devraient peut-être pas porter ce nom si l’on songe que, somme toute, en en usant, il ne va pas à l’encontre de principes gouvernementaux légalement établis ; il n’y a de loi que s’il le veut, il n’y a de constitutionnel que sa pensée et, par conséquent, tel procédé de gouvernement qu’il lui plaît de mettre en œuvre devient, dans l’instant même qu’il s’en sert, un procédé constitutionnel !

Le texte même de la Constitution de l’an VIII ne porte pas explicitement l’établissement de ce pouvoir absolu, mais ce qu’il ne dit pas, il le contient. « Le premier consul promulgue les lois, il nomme et révoque à volonté les membres du Conseil d’État, les ministres, les ambassadeurs et autres agents extérieurs en chef, les officiers de l’armée de terre et de mer, les membres des administrations locales et les commissaires du gouvernement près les tribunaux. Il nomme tous les juges criminels ou civils autres que les juges de paix et les juges de cassation, sans pouvoir les révoquer. » (art. 41.)

Nous avons déjà eu occasion de faire connaître l’article 42 qui rendait inutile l’opposition du second et du troisième consuls à toute décision prise par Bonaparte[2]. Aussitôt après cet article, et comme pour en faire oublier l’importance, sont édictées diverses mesures d’apparence libérale : c’est ainsi que les ministres sont déclarés responsables et que la signature de l’un d’eux est nécessaire pour que soit valable un acte consulaire. De cette façon, le chef de l’État, qui faisait tout, était irresponsable, et les ministres, qui ne faisaient que lui obéir, étaient responsables ! Empressons-nous d’ajouter que les conseillers d’État, les sénateurs, les législateurs, les tribuns étaient responsables comme les consuls (art. 69) et que les agents du gouvernement ne pouvaient être poursuivis à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions que par décision du Conseil d’État (art. 75). Les recettes et les dé-

  1. Mémoires de Laréveillière-Lépeaux. II, 420-426 ; — Cambacérès, Éclaircissements inédits — Taillandier, op. cit. 191 ; — Cf. Aulard, Hist. polit. de la Rév. fr., p. 708 et note 1.
  2. Voyez supra, p. 35.