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ne songerait, après l’avoir lue, à taxer d’exagération la véhémente apostrophe de Chateaubriand dénonçant, dans son pamphlet sur Buonaparte la déchéance des lettres à cette époque maudite. Il est curieux et édifiant d’opposer à la platitude de Bernardin de Saint-Pierre la superbe protestation de l’auteur d’Atala :

« Toute liberté expire, tout sentiment honorable, toute pensée généreuse deviennent des conspirations contre l’État. Si on parle de vertu, on est suspect ; louer une belle action, c’est une injure faite au prince. Les mots changent d’acception : un peuple qui combat pour ses souverains légitimes est un peuple de rebelles, un traître est un sujet fidèle ; la France entière devient l’empire du mensonge : journaux, pamphlets, discours, prose et vers, tout déguise la vérité. S’il a fait de la pluie, on assure qu’il a fait du soleil ; si le tyran s’est avancé au milieu du peuple muet, on assure qu’il s’est avancé au milieu des acclamations de la foule. Le but unique, c’est le prince : la morale consiste à se dévouer à ses caprices, le devoir à le louer. Il faut surtout se récrier d’admiration lorsqu’il a fait une faute ou commis un crime. Les gens de lettres sont forcés par des menaces à célébrer le despote. Ils composaient, ils capitulaient sur le degré de la louange, heureux quand, au prix de quelques lieux communs sur la gloire des armes, ils avaient acheté le droit de pousser quelques soupirs, de dénoncer quelques crimes, de rappeler quelques vérités proscrites. Aucun livre ne pouvait paraître sans être marqué de l’éloge de Buonaparte, comme du timbre de l’esclavage ; dans les nouvelles éditions des anciens auteurs, la censure faisait retrancher tous les passages contre les conquérants, la servitude et la tyrannie ; comme le Directoire avait eu dessein de faire corriger dans les mêmes auteurs tout ce qui parlait de la monarchie et des rois. Les almanachs étaient examinés avec soin et la conscription forma un article de foi dans le catéchisme. Dans les arts, même servitude. Buonaparte empoisonna les pestiférés de Jaffa, on fait un tableau qui le représente touchant, par excès de courage et d’humanité, ces mêmes pestiférés.

« Au reste, ne parlez point de l’opinion publique : la maxime est que le souverain doit en disposer chaque matin. Il y avait à la police perfectionnée par Buonaparte un comité chargé de donner la direction aux esprits, et, à la tête de ce comité, un directeur de l’opinion publique.

« L’imposture et le silence étaient les deux grands moyens employés pour tenir le peuple dans Terreur. Si vos enfants meurent sur le champ de bataille, croyez-vous qu’on fisse assez cas de vous pour vous dire ce qu’ils sont devenus ? On vous taira les événements les plus importants à la patrie, à l’Empire, au monde entier. Les ennemis sont à Meaux, vous ne l’apprenez que par la fuite des gens de la campagne ; on vous enveloppe de ténèbres ; on se joue de vos inquiétudes ; on rit de vos douleurs ; on méprise ce que vous pouvez sentir et penser. Vous voulez élever la voix, un gendarme vous