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aurait le pouvoir. Il trouvait que vraiment ce jour tardait trop ; quelque soin qu’il mît à éviter les longs discours et les ripostes sur des points de pure doctrine, il ne pouvait toujours arrêter les orateurs précisément dans l’instant qu’il le désirait. Aussi, quand le pouvoir central fut définitivement établi, quand, au verso de ses papiers, Daunou, contre ses opinions et contre toute la théorie républicaine, eût écrit l’article fameux : « le deuxième et le troisième consul ont voix consultative. Ils signent le registre des actes pour constater leur présence et, s’ils veulent, ils y contresignent leurs opinions ; après quoi la décision du premier consul suffit », alors, Bonaparte pensa que le moment était venu de congédier les commissaires et de prendre enfin la tête dans le gouvernement du pays. Le 28 frimaire au soir, tandis que les commissaires pensaient reprendre l’orageuse discussion entamée la veille sur l’organisation de la magistrature, et tandis que bien des questions restaient encore à débattre, comme par exemple le point de savoir si l’on ferait ou non une déclaration des droits, le général s’adressant aux cinquante parlementaires réunis dans son salon leur demanda individuellement de signer la convention telle qu’elle était, et ils signèrent. Et voilà à quoi aboutissait le plus colossal effort de libération : à la soumission de cinquante représentants du peuple remettant à un général les destinées de la France. Les idées les plus généreuses, semées au travers de la Révolution et portées au-delà des frontières par toute l’Europe, par tout le monde, les paroles de liberté et de justice accueillies dans les coins les plus reculés du territoire comme le gage assuré d’une vie sociale désormais réglée sur les principes impérissables d’égalité et d’équité, tout cela se terminait par l’établissement d’un texte bâtard et incomplet, dicté par un général aventurier à qui il fallait, pour que son désir d’ambition fût satisfait, un pays pour domaine, un peuple pour esclave ! C’est avec raison que M. Aulard, rapportant comment furent obtenues les signatures des commissaires approuvant une constitution inachevée, a écrit que « ce fut là un coup d’État autrement grave que celui des 18 et 19 brumaire : car le pouvoir personnel en sortit directement[1] ».

Examinons donc cette constitution. Le texte en est réparti en quatre-vingt-quinze articles que ne précède aucune déclaration ; il est rédigé sans méthode, ce qui ne peut nous surprendre, étant, données les conditions dans lesquelles il a été établi. Mais, pour la clarté de cette étude, nous diviserons en trois parties l’exposé que nous avons à faire, et nous verrons de la sorte comment est déterminée la triple organisation du peuple, du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, dans la Constitution de l’an VIII.

I. — Et tout d’abord, quelle part de puissance est laissée au peuple français ? La réponse à cette question semble ne pouvoir faire aucun doute dès la lecture des premiers mots du nouvel acte constitutionnel. Le peuple

  1. Lavisse et Rambaud, Hist. Gén. t. IX, p. 6.