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elle fuyait à perte d’haleine, pour échapper à la lance des Cosaques. À la sortie de Kovno, plus rien ne subsista des cadres de l’armée ; ce fut une course éperdue, hors des atteintes de l’ennemi, de petits groupes épuisés ; le vide s’était fait autour des chefs, quelques centaines d’hommes entouraient encore le plus héroïque des combattants de la Grande Armée : Ney.

Telle était désormais l’irréparable issue de cette entreprise insensée, conçue par l’orgueil et l’ambition effrénée de Napoléon, et commencée dans la magnificence et la pompe qui composaient l’ornement ordinaire des manifestations de la puissance du souverain. L’effroyable hécatombe dont l’empereur, au sein du Conseil d’État, rejetait négligemment, et avec l’incroyable impudence que signifiaient ses moindres attitudes,les responsabilités, venait de coûter à l’Europe près de 300 000 hommes ; on eût pu croire que c’en était assez, et que d’aussi vains héroïsmes, d’aussi exécrables exploits avaient lassé la France et fait envisager toute l’horreur d’un tel règne. Il n’en devait rien être. Les désastres de la Bérézina, la boucherie hideuse de la Moscowa, les souffrances de tout un peuple en armes n’avaient point effacé le prestigieux souvenir de Wagram et d’Iéna, la mémoire ardente et forte des lendemains de Friedland et d’Austerlitz. La nation épuisée, meurtrie, apeurée, malgré tant de douleurs, laissait encore en Napoléon ses ultimes et tremblantes espérances. Elle allait encore, sous la tyrannique étreinte du joug au moyen duquel il matait ses révoltes et maîtrisait ses volontés, lui consentir d’immortels sacrifices ; elle allait tirer de ses flancs presque vides les dernières ressources ; elle allait ainsi lui fournir, après tant de dévouements inutiles, l’argent et les armées des campagnes de Prusse et de France.

Au Conseil d’État, l’empereur recevait les hommages obséquieux des plus hauts dignitaires ; des discours furent prononcés qui, pour la honte de notre histoire, exaltaient avec grandiloquence l’invincible gloire du souverain et s’efforçaient à pallier ses folies et ses crimes en en recherchant les causes au travers des hasards malheureux. Pas une voix ne s’éleva pour défendre la nation, pas une conscience n’eut le courage de révéler publiquement le dégoût et la lassitude de la France et du monde. La présence de Napoléon se reflétait dans l’âme de la nation ; on eût dit qu’elle y renouvelait les énergies, qu’elle y ressuscitait les héroïsmes, la force, la volonté de vivre et de vaincre, l’espoir.