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suffiront pour l’apprécier. Sieyès nous apparaît comme le type de ces révolutionnaires nantis dont nous avons déjà parlé ; c’est guidé par les sentiments qui étaient les leurs qu’il a pu arriver à construire la « machine politique » dont parle Mignet. Esprit subtil et rêveur, il a imaginé de concilier ses théories anciennes sur le pouvoir souverain du peuple et ses idées d’intérêt actuel sur la conservation des avantages acquis. Aux premiers jours de la Révolution, Sieyès avait dit au peuple qu’il était « tout » et qu’il avait le devoir d’affirmer sa toute-puissance. Il l’avait dit en théoricien ; le peuple avait agi. Tandis que l’orage grondait, Sieyès « avait vécu » et pensé. Il s’était retrouvé, au calme revenu, dans une situation considérable, et s’il regrettait que beaucoup de bruit et beaucoup de sang eussent longtemps troublé ses méditations, il n’allait pas jusqu’à dire que tout avait été inutile, puisqu’il réapparaissait entouré d’un grand crédit et à la première place. Nous savons que nombre de citoyens, en France, dans une mesure plus modeste, il est vrai, se firent un semblable raisonnement. C’est pour eux que Sieyès a fait sa Constitution. L’établissement des « listes de notabilités », voilà la part du peuple dans le gouvernement ; le jury constitutionnaire, voilà l’organe essentiel formé par les principaux révolutionnaires nantis. Et à la vérité, dans ce système, le peuple n’est plus rien : le principe censitaire, qui opère d’abord une première sélection, n’est lui-même que le point de départ d’un double scrutin destiné à fournir, non des représentants, mais des candidats à la représentation. La puissance tout entière est remise à une classe distribuée en plusieurs corps politiques se balançant les uns les autres, selon une conception purement théorique. Sieyès semble avoir travaillé sur le corps social comme le professeur sur un cadavre. Et c’est parce qu’il s’est tenu loin de la vie, c’est parce qu’il n’a pas songé aux passions humaines, que son œuvre ne peut nous intéresser que comme une construction aux pièces ingénieusement établies, mais sans ressort, et partant inutile. Aussi bien ne vaut-elle que par les discussions qu’elle a déterminées ; c’est à son sujet que Bonaparte a rompu définitivement avec toute contrainte et s’est affirmé comme le maître.

À mesure que Sieyès exposait ses idées, elles étaient rapportées à Bonaparte par Rœderer, Talleyrand ou Boulay, intermédiaires de tous les instants entre les deux consuls. Il semble que tant qu’il fut question d’organiser la base de la « pyramide », le général ne fit pas de difficulté pour accepter le projet de Sieyès, mais lorsqu’on lui parla du Grand Électeur, lorsque Sieyès, croyant le séduire, lui eut fait proposer cette dignité, il sursauta de fureur et d’indignation, tournant en ridicule le rôle de ce personnage placé à la tête du pays, mais n’ayant aucun pouvoir, aucune autorité. C’est alors qu’il aurait refusé d’être, selon le mot rapporté par Fouché[1] un « cochon à l’engrais », flétrissant ainsi la magistrature qu’on lui offrait. À partir de cet instant, Bonaparte s’occupa, et activement, de la Constitution nouvelle. On dirait

  1. Mémoires, I. 162.