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B. — LA CONSTITUTION DE L’AN VIII

Tandis que les partis désarmaient et que Bonaparte voyait s’accroître son prestige personnel, la Constitution nouvelle s’élaborait au sein des sections créées par les deux commissions législatives. Le public fut peu tenu au courant des travaux de ces deux sections. Il savait qu’elles comprenaient, — pour les Cinq-Cents : Boulay de la Meurthe, Lucien Bonaparte, Chazal, Daunou, Marie-Joseph Chénier, Cabanis, Chabaud ; — pour les Anciens : Garat, Laussat, Lemercier, Lenoir-Laroche et Régnier. Mais de tous ces noms on ne se souciait guère, car c’est d’un seul homme qu’était attendue la rédaction de la constitution nouvelle, et partout l’on se répétait que Sieyès le penseur, le philosophe, allait donner au pays l’œuvre que depuis longtemps il mûrissait. Le Publiciste disait : « Tout le monde sait que Sieyès a un plan de constitution pour la France… » (Rapport du Bureau central du 28 brum. publié par Aulard, Paris sous le Consulat, t. Ier.p. 12.) Le Diplomate du 29 brumaire écrivait de son côté : « On assure que Sieyès a depuis longtemps un plan de constitution dans son portefeuille, plan qui a obtenu les suffrages de tous ceux qui en ont eu communication… » Sur ce qu’était ce plan en lui-même personne n’en savait rien et les opinions les plus diverses se firent jour, à telle enseigne que les femmes s’amusaient « en plaçant une boule de domino, en chiffonnant une gaze » à interroger le sort pour savoir quelle serait la constitution. (Cf. Diplomate du 7 frimaire.) Or Sieyès lui-même, de qui l’on attendait tout, n’avait pas le moindre plan en portefeuille, mais seulement des « idées » qu’il accepta de communiquer aux deux sections. Il n’a jamais présenté un projet définitivement rédigé ; il résulte de là que nous nous trouvons en présence de plusieurs versions présentées comme reflétant sa pensée avec une égale fidélité. Mignet[1] donne un résumé de son plan de constitution d’après communication d’« un membre de la Convention à qui plusieurs entretiens avec Sieyès sur ce sujet ont permis de retracer exactement les ressorts de sa machine politique ». M. Vandal[2] faisant état d’un article du Moniteur en date du 10 frimaire — article qu’il croit inspiré par Sieyès pour orienter l’opinion — et de l’ouvrage de Boulay de la Meurthe, Théorie constitutionnelle de Sieyès, écarte l’analyse de Mignet qu’il croit se rapporter plutôt à la constitution que Sieyès avait imaginée en l’an III. M. Aulard enfin[3] pense que Sieyès a proposé d’abord le projet publié par Mignet d’après l’original que lui avait communiqué Daunou[4] et que plus tard il le modifia pour essayer de contenter Bonaparte ; Boulay de la Meurthe nous ferait connaître cette modification. Nous pouvons dire dès

  1. Hist. de la Rév. fr., t. II, p. 264 et 359.
  2. op. cit., chap xii.
  3. Hist. polit. de la Révol. fr., p. 795.
  4. Cf. Taillandier. Documents biographiques, Daunou, p. 172