Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/373

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fournir ce fils vivant. Il restait encore quelques familles dont les enfants plus riches, s’étaient rachetés ; ils se destinaient à former un jour des magistrats, des administrateurs, des savants, des propriétaires, si utiles à l’ordre social dans un grand pays ; par le décret des gardes d’honneur, on les a enveloppés dans le massacre universel. On en était venu à ce point de mépris pour la vie humaine et pour la France d’appeler les conscrits la matière première de la chair à canon. On agitait parfois cette grande question, parmi les pourvoyeurs de chair humaine, de savoir combien de temps durait un conscrit : les uns prétendaient qu’il durait trente-trois mois, les autres, trente-six. Bonaparte disait lui-même : « J’ai cent mille hommes de revenu ! »

Dans un article récent paru dans la Nouvelle Revue, sous la signature de M. Leymarie, nous trouvons encore une page édifiante sur la conscription et sur la façon de poursuivre les réfractaires.

« Napoléon, dit M. Leymarie, voulut, avec une sorte de passion, avoir raison de l’insoumission qui, sous le régime impérial, prit des proportions inconnues jusqu’alors. Ce grand consommateur d’hommes savait bien que les jeunes gens rebelles à la loi étaient, pour la plupart, vigoureux, énergiques, déterminés ; il ne pouvait accepter l’idée de perdre pour ses armées cet élément précieux en laissant se fondre, avant même qu’ils fussent réunis, les contingents qu’il demandait à la conscription.

« Quelques faits donneront une idée de la sévérité déployée dans la répression des réfractaires et de leurs complices.

« La commission militaire établie à Trêves, en 1810, pour juger les séditieux qui avaient troublé la tranquillité publique dans le département de la Sarre, lors du tirage au sort de la garde nationale, condamna à la peine de mort 16 individus, dont 6 contumax ; 26 aux fers, 11 à la détention, et tous solidairement aux dépens.

« Un fait bien caractéristique se passa en 1812 dans le département de la Haute-Vienne. Le tribunal de Bellac condamna la veuve de Fiénas, François et Jean de Fiénas, ses fils, chacun à un an de prison et 500 francs d’amende, aux dépens, comme receleurs de Fiénas, leur fils et frère, conscrit réfractaire.

« En 1808, Jean Barrère de Caupenne est également condamné à huit ans de fers pour s’être servi d’un faux passeport. »

Veut-on savoir, maintenant, puisque nous en sommes sur ce chapitre, ce que coûta à la France le règne de Napoléon, dont quelques-uns s’enorgueillissent encore ? M. d’Hargenvilliers, directeur de la conscription sous Napoléon, a donné le chiffre officiel de un million sept cent mille victimes pendant dix ans, rien que parmi les Français. Dans ce chiffre ne sont pas compris tous les étrangers, Allemands, Polonais, italiens, etc., etc., qui combattaient sous nos drapeaux. Avec eux, on arriverait à près de cinq millions de victimes !