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maire, et dès le 3 frimaire, les banquiers de Paris (Perregaux, Fulchiron, Germain, etc.), réunis chez Bonaparte, souscrivirent, après un discours du consul et sur la demande de Gaudin, une avance de 12 millions. Il est vrai qu’ils ne versèrent en réalité que 3 millions et que le reste fut produit par une loterie organisée sous leur patronage. Mais, quoi qu’il en soit, le capital était rassuré par Bonaparte qui avait promis aux banquiers de les appuyer, de les défendre, qui, en un mot, avait conclu avec eux une alliance véritable : il leur offrait sa puissance, son appui, et recevait d’eux les capitaux nécessaires pour faire vivre le gouvernement.

De l’exposé des principaux actes politiques du Consulat provisoire, que pouvons-nous conclure ? Il semble que l’on puisse clairement distinguer deux éléments qui ont exercé l’un sur l’autre une réciproque influence : les faits et Bonaparte. Pour ce qui est des faits en eux-mêmes, nous savons ce qu’ils ont été : l’abrogation de la loi des otages et de l’impôt forcé, l’envoi dans les provinces de représentants républicains chargés de « concilier », le choix de ministres comme Laplace ou Fouché dont les circulaires devaient briser tout espoir de la restauration attendue par les royalistes, la publication d’une liste de proscription mise au jour, semble-t-il, pour qu’on appréciât mieux le bienfait de son retrait, voici tout un ensemble de mesures dont le résultat certain a été de donner un grand crédit au gouvernement consulaire. La confiance, nous en avons donné des preuves nombreuses, a véritablement régné dans la nation. Or, par un sentiment très humain et surtout très français, l’on s’est retourné vers les nouveaux venus au pouvoir et l’on s’est occupé de rechercher le bon génie qui, au lendemain d’un coup d’État, multipliait des mesures d’une modération inaccoutumée. De « bon génie », il n’y en avait point, puisque c’est par plusieurs magistrats que la République était dirigée ; en outre, à côté des trois consuls, les Daunou, les Cabanis, les Gaudin, d’autres encore mettaient au service du bien public une longue expérience et une haute valeur. Cependant, parmi tous, Bonaparte forçait l’attention. Nous l’avons vu : dans chacun des actes importants que nous avons analysés, il s’est, d’une façon ou d’une autre, mis en vedette, il a cherché à retirer un bénéfice personnel de ces actes, ne semblant, au surplus, y avoir contribué que jusqu’à concurrence du plus grand bénéfice possible pour la nation. N’est-ce pas là, au reste, le propre de l’ambitieux lorsqu’il sait calculer… Or, Bonaparte en face d’un pays dompté, de partis ralliés ou brisés ne devait plus chercher qu’une seule chose : dominer. On a dit que peut-être il rêvait de la gloire de Washington. Nous pensons au contraire qu’il n’y a pas un seul acte du général qui ne le montre, au milieu même de la politique libérale de brumaire, soucieux avant tout de sa gloire à lui Bonaparte. Il est déjà et sera de plus en plus convaincu que travailler à sa grandeur propre, c’est travailler à la grandeur du pays. Et celui-ci est mûr pour le croire.