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moins humiliante que celle de Baylen, ne fut pas moins cruelle à l’amour-propre de l’empereur.

Celui-ci avait pleuré de rage à la nouvelle du désastre de Baylen ; il comprit, en apprenant la défaite de Junot que, son étoile pâlissait, qu’un suprême effort devait être tenté pour réhabiliter devant l’Europe la réputation de nos armées jusqu’alors considérées comme invincibles, et qu’il devait, lui, prendre en personne la direction des opérations.

C’est ce qu’il fit à son retour d’Erfurt, tranquillisé momentanément du côté du nord, par son alliance avec le tsar Alexandre, du côté de la Prusse par le traité qu’il venait de signer le 8 septembre avec le prince Guillaume.

Ce traité lui donnait précisément l’occasion d’évacuer les provinces prussiennes et de ramener vers l’Espagne les phalanges aguerries de la Grande Armée.

Toutefois, comme il redoute un peu de lassitude chez les vainqueurs d’Iéna, d’Austerlitz et de Friedland, l’empereur va multiplier les proclamations enflammées et organiser, sur toute la longue route qui conduit en Espagne, de théâtrales manifestations. Il s’agit de chauffer l’enthousiasme populaire, de faire croire aux soldats qu’ils portent en eux la fortune de la patrie et de l’Empire, et qu’ils sont poussés vers les Pyrénées par les clameurs de l’opinion publique.

Un décret daté du mois de septembre et adressé au ministre de l’Intérieur est curieux à noter pour qui veut avoir une idée de l’art d’organiser des manifestations spontanées.

« Je désire, disait Napoléon, que vous engagiez les préfets des départements qui sont sur la route à avoir des soins particuliers pour les troupes et à entretenir par tous les moyens le bon esprit qui les anime et leur amour de la gloire. Des harangues, des couplets, des spectacles gratis, des dîners, voila ce que j’attends des citoyens pour les soldats qui rentrent vainqueurs. » Quelques jours après, Napoléon se préoccupe des moindres détails et écrit les lignes que voici :

« Faites faire à Paris des chansons que vous enverrez dans les différentes villes ; ces chansons parleront de la gloire que l’armée a acquise, de celle qu’elle va acquérir encore, et de la liberté des mers qui sera le résultat de ses victoires, Ces chansons seront chantées aux dîners qui seront donnés. Vous ferez faire trois sortes de chansons afin que le soldat n’entende pas chanter les mêmes deux fois. »

Napoléon, lui, excellait au couplet héroïque et, quand l’armée passa à Paris, il lui adressa, à la revue du Carrousel, ce véhément appel où triomphe l’hyperbole :

« Soldats, j’ai besoin de vous : La présence hideuse du léopard souille les continents de l’Espagne et du Portugal ! Qu’à votre aspect il fuie : portons nos