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L’entente s’annonçait pourtant comme profonde et durable. Nous avons vu déjà qu’à Tilsitt les deux empereurs rêvaient de partager le monde : en échange des espoirs que lui donnait Napoléon, Alexandre s’engageait à observer le blocus et à fermer ses ports à l’Angleterre. Un peu plus d’un an après, la fameuse entrevue d’Erfurt (septembre 1808), destinée à resserrer des liens d’amitié déjà si étroits, aboutit, semble-t-il, à un résultat diamétralement opposé, et l’éclat des fêtes, la somptuosité du cadre furent insuffisants à dissimuler les premiers symptômes de discorde. Déjà les deux souverains essayaient de se duper l’un l’autre et la troupe du Théâtre français qu’illustrait alors Talma, n’était pas la seule à jouer la comédie. En apparence, les empereurs s’accablaient de témoignages d’affection et de fidélité : dès le premier jour, en entrant l’un et l’autre dans la petite ville saxonne, splendidement pavoisée et parée, ils échangeaient une fraternelle accolade en présence des rois, des princes, des ducs, des hauts diplomates, accourus en foule et, rivalisant de flagorneries et de bassesses, Alexandre et Napoléon affectaient l’un et l’autre la tranquillité d’âme et la joie d’être réunis ; le soir, au théâtre, le czar soulignait d’une sensationnelle poignée de main le fameux vers d’Œdipe :

L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux.

Pendant la journée, Napoléon faisait semblant d’oublier tout soin politique et de se complaire aux débats littéraires et philosophiques, s’entretenant avec Wieland, un grand écrivain allemand, et témoignant à Goethe, le génial poète, une courtoise déférence.

« Voilà un homme ! » s’écria-t-il la première fois que lui fut présenté l’auteur de Faust et de Werther ; et, tout aussitôt, il songea, du reste, à tirer parti d’un si flatteur hommage, essayant d’obtenir du poète, en échange, un plaidoyer éloquent en faveur de César :

« Il faudrait écrire une pièce, disait-il, où la mort de César fût dépeinte de manière plus digne et plus grandiose que Voltaire ne l’a fait ; il faudrait montrer au monde que César eût fait son bonheur et que tout eût été bien autre si on lui eût laissé le temps d’exécuter ses projets magnanimes. »

C’était le 18 brumaire que Napoléon demandait de magnifier ainsi, sous prétexte de réhabiliter la mémoire de César,

Mais les fêtes et les représentations officielles, les réceptions des littérateurs et des savants n’occupaient point toutes les heures et si tout marchait à souhait, en public, au théâtre comme sur la scène diplomatique, l’on se disputait fort dans les coulisses.

Il y avait entre les empereurs d’orageux entretiens, où Napoléon se laissait aller à des emportements du plus mauvais goût, jetant son chapeau à terre et le piétinant avec rage. C’est que, malgré l’insistance du César français, Alexandre ne voulait point consentir à prendre, vis-à-vis de l’Autriche, une attitude menaçante.