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d’agir selon son propre mouvement. Comme, malgré la surveillance de la police, malgré les efforts de toutes sortes, on ne pouvait pas ramener l’abondance des blés ni rabaisser le prix du pain, et cela, comme on le disait justement plus haut, parce qu’on ne pouvait pas faire, qu’une récolte mauvaise devînt bonne comme par miracle, le premier consul s’avisa de jeter sur le marché les blés du gouvernement, en les vendant au-dessous du cours. Et il y eut, entre lui et Chaptal, un incident qu’il est curieux de connaître, car il montre que Bonaparte ne comprenait pas qu’on ne fait pas de coup d’État contre les lois économiques. Nous sommes en floréal an X, c’est-à-dire avril 1802, en pleine crise. Le ministre de l’intérieur écrit au premier consul[1] :

« Général, le grand objet des subsistances mérite chaque jour une attention plus particulière, et je vous transmets à ce sujet quelques observations que je vous prie de peser dans votre sagesse. Vous avez cru devoir fixer à 86 francs le prix des farines du gouvernement ; depuis huit jours, nous fournissons la halle à ce prix. Le premier résultat de cette mesure me paraît de faire dévier les farines du commerce en les éloignant de la halle, où elles ne peuvent plus concourir, et de condamner au chômage tous les moulins qui fournissaient aux boulangers de Paris ; le deuxième résultat, c’est de faire exporter le pain et les farines de Paris pour approvisionner un rayon de vingt à vingt-cinq lieues. Cette mesure est blâmée par toutes les personnes qui ont la pratique du commerce. Je persiste à croire : 1° que le gouvernement doit employer tous ses moyens pour acheter des blés et, à cet effet, il a fait des dispositions convenables ; 2° qu’il doit se mettre en état de verser au moins 500 sacs de farine par jour à la halle (cette quantité paraît suffisante s’il ne s’agit que d’alimenter Paris concurremment avec le commerce) ; 3° qu’il doit approvisionner les marchés de Pontoise, Beaumont, Saint-Valéry de l’excédent de son blé (c’est le seul moyen de calmer les inquiétudes dans les départements voisins de Paris, de conserver nos farines pour la capitale et de forcer le propriétaire à vendre ce qu’il possède encore de la dernière récolte) ; 4° qu’il doit vendre les blés et farines au prix du commerce (La seule abondance peut en amener la baisse) ; 5° qu’il est possible de maintenir le pain à 18 sous pour les seuls nécessiteux de Paris en adoptant la mesure que je propose ci-joint. Je vous prie, général, de voir dans le projet que je vous soumets le résultat d’une mûre réflexion. Je crois qu’en l’adoptant nous diminuerons la consommation de Paris et nous rendrons au commerce l’activité que nous éteignons en fournissant au-dessous du cours. Ne perdons pas de vue, qu’en fait de subsistances, le principal est de ne pas en manquer, et que, pour ne pas en manquer, il ne faut ni tarir ni détourner aucune des sources du commerce. Le prix des subsistances n’est qu’un objet secondaire, et n’oublions pas qu’on ne peut le maîtriser que par l’abondance de la matière et le concours des vendeurs. J’aurai l’honneur de vous voir demain ou

  1. Archives nationales, AFiv 1058, pièce 7, 25 floréal an X.