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principes de droit, de science financière ou commerciale pour être vite capable de se rendre compte par lui-même de tout ce qui pouvait être fait dans le gouvernement autour de lui. Ne retrouve-t-on pas là la tendance du chef militaire qui veut être au courant des services de toute l’armée qu’il commande ? Lorsqu’il était en campagne, Bonaparte, comme on l’a dit plus haut, avait pu voir le rôle considérable joué dans l’État par les grands financiers. Il n’avait pas pu se passer d’eux parce que c’étaient eux qui, par les fournitures, avaient en main la force militaire du pays. En outre, au moment du coup d’État, ils avaient été, dans la coulisse, les bailleurs de fonds indispensables. Que les financiers refusent au nouveau gouvernement leur appui, et c’en était fait de lui. Seuls ils avaient l’argent nécessaire pour entretenir les rouages administratifs, seuls ils pouvaient arrêter la banqueroute menaçante. Et dès lors, que va-t-il se passer ? Bonaparte va se tourner vers les gros capitalistes et prendre vis-à-vis d’eux tous les engagements qu’ils voudront pourvu qu’il soit assuré de réunir l’argent exigé par les services. Le pacte tacite existe : de l’argent tout de suite, et la guerre demain pour avoir à « fournir » encore et toujours, c’est-à-dire à voler.

C’est donc le besoin d’argent qui contraint Bonaparte à chercher un appui dans la classe capitaliste. C’est son intérêt qui le fait s’adresser à la bourgeoisie. Nous savons ce que celle-ci désire : l’assurance que l’ordre de choses établi par la Révolution va être raffermi. Il y a dans la bourgeoisie des réserves pécuniaires ou foncières qu’il faut ménager. La force du nouveau gouvernement ne résidant ni dans un trésor solide, ni même dans une armée dévouée, puisque l’armée, sauf à Paris, est étrangère au coup d’État, il faut que l’opinion lui soit acquise. C’est la bourgeoisie, la puissance nouvelle, qui doit être gagnée. L’« armée des intérêts révolutionnaires », voilà donc encore ce qui doit être le soutien de la politique de demain. Bonaparte va aller vers la bourgeoisie, la flatter, la tranquilliser, la conquérir enfin par des actes de modération surtout. Se placer sous l’égide de la Révolution et s’en proclamer le fils, en la déclarant compromise par les excès de toutes sortes, la présenter comme devant s’arrêter par la consécration des résultats acquis, telle a été la politique dictée par l’examen de la situation des partis au général Bonaparte, telle a été la cause de son succès. Les bourgeois ont été enthousiasmés de cet homme qui a déposé, pour venir vers eux, l’épée et l’uniforme, et qui leur parle de leurs intérêts, de leurs désirs, de la paix qu’ils rêvent, de leur fortune qu’ils tremblent de perdre, comme s’il était des leurs. Leur intérêt était le sien et c’est pour cela qu’il les a ménagés. C’est la force de la bourgeoisie qui a été la force première du gouvernement de Bonaparte. Celui-ci, en effet, savait bien que ce n’était pas dans le prolétariat que résidait cette force. Il savait qu’il n’avait rien à attendre des ouvriers dont le ressort d’énergie était brisé, et ne l’aurait-il pas su que la façon dont le prolétariat accepta le coup d’État le lui aurait montré. Rien à craindre des