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intéressé ou sincère des autres pour faire prédominer dans les événements son action personnelle.

Nous voilà donc par la suite logique du raisonnement amenés à étudier ce qu’il faut retenir de la personnalité de Bonaparte. Ce que nous voulons rechercher, ce n’est point tant la connaissance de son extérieur, si l’on peut s’exprimer ainsi, que la dominante de son caractère. Et en effet, puisque Bonaparte va avoir devant lui, à peu près à sa disposition, la puissance, il est capital de savoir quelles qualités il déploiera pour en user. Or le trait dominant du caractère de Bonaparte, nul n’a songé jamais à le nier, c’est l’ambition. Toute l’histoire de sa vie est dans ce mot. Ambitieux, il l’a été jusqu’au crime, jusqu’à la folie, et lord Roseberry, dans un ouvrage du plus haut intérêt[1], a pu, en quelques pages[2], tracer le tableau de son existence en partant de cette ambition, qui s’élargit de plus en plus jusqu’à détruire l’équilibre moral de l’homme et le précipiter dans l’hallucination, dans la folie. Bonaparte veut arriver, mais pour cela il lui faut des appuis et c’est autour de lui, dans la société où il est venu vivre, encore qu’elle ne l’attirât point plutôt qu’une autre, qu’il doit les chercher. Né juste à temps pour être Français, mais grandi dans des sentiments de haine véritable contre la France qui a asservi sa patrie corse[3], Bonaparte n’a en France aucune attache de famille ou de parti. Les hommes qui s’agitent autour de lui peuvent être des instruments de sa fortune, mais ils ne sont pas des compatriotes pour qui l’on puisse avoir égard soit des opinions, soit des relations. De son origine, de son éducation, Bonaparte a gardé le seul goût de l’intrigue intelligente qui sait, pour parvenir, ne se laisser guider que par des questions d’intérêt. Le « condottiere » de Taine agit pour lui et pour lui seul. En Corse, où les haines sont vivaces comme le maquis, toujours brûlé et toujours vert, il faut, pour ne point tomber au détour des routes, avoir de sûrs amis qui veillent et ne pas regarder au choix des moyens pour gagner des partisans, tromper l’adversaire et l’abattre. Et Bonaparte, pour parvenir à la situation qu’il rêve, ne cherchera d’autre appui que ceux qu’il aura intérêt à voir défendre sa cause. Cet homme « à part »[4] n’a pas suivi « ses propres instincts », comme le pense et l’écrit M. Levasseur, mais il a bien plutôt calculé avant de demander appui à certaines classes de la nation, que c’étaient celles-là qu’il importait avant tout de gagner et d’entraîner à sa suite.

Voyons donc vers quels hommes dans la nation Bonaparte avait intérêt à se tourner.

Jusqu’au 18 brumaire, Bonaparte n’avait été qu’une chose : un soldat. Sa renommée s’était fondée sur les champs de bataille, et il ignorait tout du gouvernement. On le vit bien, du reste, à cette activité fiévreuse qu’il mit à étudier tous les rouages de l’administration, faisant, au sens précis du mot, son éducation dans les choses de la vie politique, s’assimilant à la hâte les

  1. La dernière phase.
  2. 292 et sq.q.
  3. Cf.Masson, Papiers inédits.
  4. Tolstoï, ibid, 254.