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DEUXIÈME SECTION
Jusqu’à l’établissement de l’Empire

CHAPITRE PREMIER

LA RUPTURE DU TRAITÉ D’AMIENS

Du mois d’août 1802 au mois de mai 1804, c’est-à-dire pendant les deux dernières années du Consulat à vie, l’histoire nous apparaît comme le développement d’une longue veillée d’armes. Les adversaires des luttes gigantesques qui vont se déchaîner bientôt à travers toute l’Europe, mesurent leurs forces, prennent leurs positions. À l’abri d’un régime international incomplet et bâtard résultant des deux paix : Lunéville et Amiens, des ambitions s’agitent, des haines se développent, des alliances s’ébauchent. Bonaparte, enfin maître de tout le pouvoir dans la République française, reprend ses rêves de domination extérieure et agit dans la paix comme il aurait fait dans la guerre, sans souci de traités qu’il sait instables et qu’il est prêt à déchirer. En attendant, il tente d’en tirer le plus de bénéfices qu’il lui est possible.

Aux termes du traité de Lunéville, la France et la Russie devaient se mettre d’accord pour indemniser les princes allemands dépossédés. C’est le premier consul et Talleyrand qui procédèrent à cette réorganisation de l’Allemagne, à peu près sans aucun concours de l’empereur Alexandre et de son envoyé à Paris, Markof. La pensée constante de Bonaparte fut de substituer au morcellement territorial qui régnait en Allemagne, un petit nombre d’États dont il ferait ses alliés. Il a été un des artisans les plus efficaces de l’unité allemande, qu’il envisageait comme devant lui être très profitable. Il entendait, dit M. Sorel, « constituer à la République un système d’alliés, de clients, d’enrichis et d’arrondis, quelque chose comme les ci-devants régiments du Royal-Bavière, du Royal-Deux-Ponts et autres mercenaires de qualité, transformés en armée du dehors, en armée de confins militaires, montant, pour le compte de la République, la garde sur leur propre territoire[1] ». On vit alors accourir à Paris une nuée de princes qui venaient tendre la main et solliciter des bienfaits de la République. « Les écrivains d’outre-Rhin ne parlent que la rougeur au front de ces jours d’humiliation où se ruaient vers la servitude cette tourbe de princes, de seigneurs et de villes qui attendaient de la bouche d’un Corse parvenu l’arrêt d’où dépendait leur existence[2] ». Ils assiégeaient aussi Talleyrand, dont Mirabeau disait : « Pour de l’argent il vendrait son âme, et il aurait raison, car il troquerait son fumier contre de l’or ». Et c’est, en effet, en oubliant sur la table du ministre français leurs tabatières remplies de louis que les Allemands lui faisaient le mieux leur cour. Ces négociations d’un caractère spécial se terminèrent par le Recès de l’Empire du

  1. O. c, p. 230.
  2. Denis. L’Allemagne, 1789-1810, p. 165.