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peur qu’il haïssait. Un homme pourtant, auprès de lui, s’efforçait de calmer ses craintes et de le mettre en garde contre le péril de droite, qu’il estimait plus dangereux et plus certain que le péril de gauche. Fouché, dont Pasquier a pu dire avec raison qu’il avait « un art incomparable pour faire des dupes », mais qui avait aussi le génie de la police et, voyant juste, était précieux quand il voulait bien communiquer ses vues, gardait la juste notion des véritables risques encourus par le premier consul. Il était bien placé pour être renseigné. « On voyait chez lui, écrit son historien M. Madelin, Tallien, Barère, Méhée, jacobins irréductibles, qui lui servaient au besoin d’intermédiaires avec un parti qu’à tort le Premier Consul croyait très redoutable ; et, par un contraste piquant, on y en rencontrait aussi des femmes de l’aristocratie mal ralliée comme Mmes de Vaudémont et de Custine, des chouans comme Bourmont et Suzannet, des royalistes comme Malouet et Cazalès. En dehors de ces représentants des partis extrêmes, dont s’entourait celui qu’on avait chargé de les réprimer au besoin, on voyait avec étonnement tous les éléments d’opposition sourde se grouper derrière le ministre. Mme de Staël, déjà fort mal avec les Tuileries, recevait Fouché, en était reçue, débitrice de plus d’une grâce ; par elle, le ministre tenait Benjamin Constant. Le dévoûment de Fouché à Bonaparte était limité aux avantages qu’un tel dévoûment lui rapporterait. En pluviôse an VIII (janvier 1800), le ministre de la police acquit la certitude que ses craintes du côté des royalistes étaient fondées. Il découvrit, en effet, à Paris même, une organisation savante présidée par le chevalier de Coigny, et qui réunissait pour l’action contre-révolutionnaire Hyde de Neuville et son beau-frère, l’ancien député Larue, un policier bien expert, Dupéron, un abbé intermédiaire avec l’Angleterre, nommé Ratel, un autre abbé propagandiste, nommé Godart, et enfin un ami de Bourmont, le chevalier Joubert, chef d’une bande de douze individus chargés d’enlever Bonaparte. Cadoudal à Londres, le marquis de Rivière à Vienne, surveillaient l’exécution du plan qui fut dévoilé par la saisie des papiers de « l’agence anglaise », comme l’appela Fouché. C’est à la veille du départ du premier consul pour l’Italie que Fouché dévoila l’affaire (floréal an VIII-avril 1800) : Brest devait être remis aux princes ; Bonaparte enlevé et assassiné sur la route de la Malmaison ; Louis XVIII rentrer en France. Le chevalier de Coigny fut arrêté et Joubert fusillé. Bonaparte dut convenir que Fouché lui avait rendu service et avait vu juste. « Deux ou trois découvertes comme le comité anglais, lui écrit-il, et vous aurez dans l’histoire du temps un rôle honorable et beau ». Il semblerait donc que le premier consul, après cela, dût se méfier des royalistes et ne plus garder aux républicains la haine qui l’animait. Il n’en fut rien. C’est à peine s’il consentit à se souvenir que, depuis plusieurs années, il y avait dans les prisons de malheureux êtres enterrés vifs pour avoir eu la foi dans l’idéal prêché par Babeuf, et c’est contre lui-même qu’il accorda à Fouché la signature d’un décret qui leur rendait la vie. Pen-