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lariser le prix des grains dans toute la République, mais encore de tous les échanges que le gouvernement désirera ou des achats extérieurs qu’il pourrait juger nécessaires. » En conclusion à ce rapport, un arrêté commettait le grand financier Vanderbergh « pour les achats, ventes, ou versements de grains que le Directoire exécutif jugera à propos de lui ordonner, soit au dedans, soit au dehors de la République. »

Ainsi, c’est aux mains d’un seul que l’on remettait le soin de distribuer du pain à la France ! Et que l’on n’aille pas parler de l’honnêteté de ces grands capitalistes : ce qu’ils estiment avant tout, c’est leur fortune, et s’ils la font en France, ils ne sont pas moins prêts à la mettre en sûreté à l’étranger. « Je puis d’un trait de plume, disait Seguin, envoyer deux ou trois millions à Londres » (Mémorial de Norvius, t. II, p. 302). Les grands d’hier avaient porté leurs forces, leurs épées à Coblentz ; les grands du jour avaient leurs dispositions prises déjà pour enlever à la nation épuisée des millions que recueillerait Londres. Il est difficile de délimiter exactement dans quelles proportions les fournisseurs volaient l’État, mais ce qui est évident, c’est que le gaspillage le plus effréné enrichissait non seulement les chefs des maisons de banque ou de fourniture, mais encore toute la horde de leurs subalternes, employés, vérificateurs, comptables. Le temps n’est pas loin où Seguin, Ouvrard, Vanderbergh vont s’accuser réciproquement de vol au préjudice de l’État, et c’est, bien entendu, de millions qu’il s’agira (Archives nationales, F11, 292). Dans « le parti des nouveaux riches », comme l’appelle Malmesbury, se rangent aussi les agioteurs de toutes sortes, qui ont fait fortune en spéculant sur les assignats ou qui encore ont su réaliser au bon moment pendant l’agiotage ; les gens de robe, de procédure et de basoche qui, chargés de travailler à la liquidation des anciens domaines devenus le gage des porteurs d’assignats, volent et s’enrichissent à peu près sans contrôle.

C’est en parlant de tous ces gens que M. Vandal dit « qu’ils vivent sur la Révolution[1]. C’est peut-être exact en tant que fait, mais ce n’est point à la Révolution même qu’il faut imputer cette situation. La Révolution, « cette affaire énorme, colossale, extraordinaire », comme l’appelle M. Vandal, n’avait pas pour fin dernière la remise aux mains de quelques-uns du capital de la France, mais bien plutôt de procéder à une répartition plus équitable de ce capital, qu’il soit financier, moral ou foncier. Mais, dans les heurts inhérents à toute grande secousse populaire, des accapareurs, des voleurs s’étaient glissés, comme on voit pendant les batailles se glisser des voleurs auprès des morts ou des blessés. Ce sont précisément ces voleurs que le nouvel état de choses va confirmer dans leur injuste possession.

Les « enrichis » ne pouvaient qu’applaudir au coup de force qui permit

  1. L’avénement de Bonaparte, p. 51.