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lorsqu’il entreprend de raconter comment se termina cette fameuse campagne égyptienne qui, dans une première pensée dominatrice de Bonaparte, devait lui donner l’empire d’Orient, et s’acheva après la désertion du général en chef, d’une façon pitoyable ; si l’on recherche la pensée constante des soldats demeurés en Afrique, elle est toute concentrée dans l’espoir que la France va les secourir, il est impossible qu’on ne pense pas à eux. Or, si d’autre part on lit les journaux, les rapports sur l’esprit public en France, les notes policières, on ne voit pour ainsi dire pas trace d’une préoccupation sérieuse de ce qui se passe en Égypte. Il y a là-bas une armée aux prises avec un adversaire acharné, dans un pays hostile, et l’opinion ne songe pas à autre chose qu’aux événements continentaux. C’est que l’expédition d’Égypte a été l’affaire de Bonaparte seul, la nation ne s’y est pas intéressée. Quant à Bonaparte, trouvant en France l’empire qu’il n’avait pu se constituer en Afrique, il a laissé au second plan l’Égypte, dont le mirage ne revint plus à sa pensée que pour de « grands projets[1] ». Tous ses efforts pour secourir Kléber se bornèrent à tenter un ravitaillement par les flottes de Toulon et d’Espagne, qui ne purent aboutir à rien et se dirigèrent sur Brest. Pendant ce temps, Kléber sentait le désespoir l’envahir tout entier. Dans sa première proclamation, il écrivait aux chefs musulmans : « Dites au peuple que la République française, en me confiant le gouvernement de l’Égypte, m’a spécialement chargé de veiller au bonheur du peuple égyptien. C’est de tous les attributs du commandement le plus cher à mon cœur ». C’est le langage d’un chef dont le pouvoir est fermement assis, la sécurité complète. En réalité, le découragement s’emparait chaque jour davantage de lui : la peste frappait ses hommes, les suicides augmentaient dans des proportions inquiétantes, des révoltes mêmes se produisaient, et les seules nouvelles reçues de France se bornaient aux récits des revers qui marquèrent les opérations avant la bataille de Zurich. C’est dans ces conditions qu’il songea à traiter. Il fit part de ses intentions aux chefs de l’armée, et trouva contre lui Desaix, Davout et Menou, qui inclinaient à combattre à outrance. Il ne céda pas, persuadé que tout espoir de secours était perdu, et que, seule, son armée, réduite et démoralisée, succomberait tôt ou tard : mieux valait la sauver. Desaix et Poussielgue se rendirent donc auprès du commodore Sydney Smith, et il fut entendu que l’armée française évacuerait l’Égypte et serait rapatriée par les Anglais avec les honneurs de la guerre. L’Égypte devait être reprise par les Turcs. Cette convention — convention d’El-Arish — fut signée le 24 janvier 1800, et Kléber en avertit le Directoire par une lettre du 30 janvier, contenant l’exposé des motifs qui l’avaient déterminé à traiter. Bonaparte lui répondit, le 19 avril, par des félicitations pour l’armée et pour lui-même. En réalité, sa colère était grande, et il écrivait aux consuls : « Je regarde

  1. Nous verrons ce qu’est le « grand projet ».