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Consul ne se hâtèrent de l’approuver. Cobentzel le pressait d’en finir, et il ne le pouvait pas, car de Paris on lui écrivait : « La Russie est dans des dispositions très hostiles contre l’Angleterre… » et on lui marquait l’attitude à prendre : « Continuer le protocole ; discuter les questions à fond, même la rédaction du traité définitif ; mais ne rien signer avant dix jours, époque à laquelle nous serons d’accord avec Paul Ier[1] ». Et, le 24 janvier, quand l’entente avec la Russie fut chose certaine, Talleyrand envoya à Joseph le projet définitif du traité : l’Autriche devait renoncer à la Toscane, indemniser les princes laïques de la rive gauche du Rhin, et prendre tous engagements au nom de l’Empire sans attendre ratification de la diète.

Le traité de Lunéville fut signé le 9 février 1801, à 5 heures du soir.

La République acquérait la rive gauche du Rhin, la Belgique, le Luxembourg, le pays de Liège. L’empereur reconnaissait les républiques helvétique, cisalpine, ligurienne et batave. L’Autriche, retirée derrière l’Adige, conservait la Venétie, l’Istrie, la Dalmatie, l’Illyrie. L’archiduc, chassé de la Toscane, recevait l’évêché de Salzbourg. La Toscane devenait royaume d’Étrurie pour le fils du duc de Parme. Le pape ne recouvrait ni la Romagne, ni les Légations[2].

Cette paix continentale est donc avant tout la consécration de l’abaissement des Habsbourg, l’anéantissement de leur ambition[3]. Mais-ce ne peut pas être une paix définitive. Elle laisse, en effet, les forces françaises comme tendues violemment dans toutes les directions pour maintenir les avantages acquis. La France déborde dans des pays dont il va falloir qu’elle s’occupe et en est souveraine. Elle ne pourra y demeurer que si son effort persiste, que si sa puissance y est toujours égale. « La suprématie, qui est une conséquence du traité, en est la condition essentielle de durée[4] ». La « gloire » est éclatante, c’est vrai, et c’est d’elle justement que vont découler tous les périls, tous les malheurs, car c’est par elle que Bonaparte va achever de conquérir et d’empoisonner la nation pour poursuivre ses rêves effrénés de domination et de conquête. Lunéville, c’est la paix, mais c’est aussi la veille de l’Empire, la veille des guerres sans fin, la veille du désastre.

  1. Bonaparte à Joseph, 21 janvier 1801.
  2. Cf. Campo-Formio, supra Gabriel Deville, p. 398.
  3. On sait que la devise de la maison d’Autriche, marquée par les voyelles, est la suivante : « Austriæ Est Imperare Orbi Universo. — Il appartient à l’Autriche de commander au monde entier. »
  4. Sorel, o. c, p. 98.