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que Chabran avec 5000 hommes se dirigeait sur le Petit-Saint-Bernard. Thureau et sa division devaient descendre par le Mont-Cenis à Suze. Béthencourt (3000 hommes) et Moncey (15 000 hommes) rejoignaient de l’armée du Rhin, le premier par le Simplon, le second par le Saint-Gothard. Le passage du Grand-Saint-Bernard commença le 15 mai. Cette remarquable opération militaire, dont les détails avaient été bien prévus et arrêtés, a vivement frappé le public, et Bonaparte n’eut garde de lutter contre le mouvement qui portait à entourer de légendes et d’histoires merveilleuses le compte rendu de son action. Lannes passa le premier avec l’avant-garde, sa mission était de culbuter les postes ennemis qu’il rencontrerait, de joindre la division Chabran et d’assurer la marche sur Ivrée, point de réunion de l’armée de réserve[1]. Bonaparte, monté sur un mulet, surveilla lui-même la marche des troupes les animant dans leur effort. Les canons avaient été démontés, les affûts placés sur des mulets et les pièces renfermées dans des troncs d’arbres préalablement creusés. Ils furent ainsi hissés par des escouades de 100 hommes se relayant au fur et à mesure de la montée. Des forges installées à Saint-Rémy, sur le versant italien, permirent de remettre les pièces sur leurs affûts, de même que, en haut du col, le refuge des religieux fut transformé en atelier de réparations pour les harnais et équipements. Le 20 mai, l’arrière-garde passa. Déjà, le 18, Lannes avait culbuté 4 000 Autrichiens à Châtillon et poursuivi sa route sur Ivrée. Il dut s’arrêter au fort de Bard. Cette position inexpugnable commandait absolument tout le passage, et lorsque la petite ville eût été prise, il fallut bien se rendre compte que l’on ne réussirait pas à enlever le fort. Il y eut dans l’état-major un moment d’anxiété prodigieuse. Arrêter la marche en avant, c’était compromettre irrémédiablement toute la campagne ; or, l’artillerie du fort balayait tout le passage, et il y avait impossibilité complète de l’annihiler. Marmont sauva l’armée : la route fut couverte de paille et de fumier, puis les canons enveloppés de paille et d’étoupe furent tirés pendant la nuit au delà du fort tandis que l’infanterie et la cavalerie passaient par un sentier découvert dans la montagne. Le fort de Bard était tourné. Le 24, Lannes battait les Autrichiens devant Ivrée ; le 27, il les chassait de Romano, les rejetait sur Turin et s’installait à Chivasso sur la ligne du Pô, tandis que la concentration générale se faisait derrière lui, à Ivrée (33 000 hommes). Mélas, accouru à Turin, avait rapidement réuni dans cette ville 20 000 ou 30 000 hommes.

« Le général autrichien s’attendait à recevoir l’attaque, car jamais occasion plus belle ne s’offrit à Bonaparte de détruire dans l’œuf le rassemblement de toutes les forces autrichiennes. En cette circonstance, le premier consul se montra infidèle au principe qui fait le fond de sa doctrine et, par

  1. Lettre de Bonaparte à Lannes, 10 mai. Lettre de Bonaparte à Dupont, 12 mai.