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naient les maîtres, de se trouver plus ou moins directement compromis dans les poursuites dirigées contre les dilapidateurs, Barras s’était déjà rangé, nous le savons, du côté opposé. Grâce à lui, Sieyès avait eu la majorité, avait pu agir contre les Jacobins, écarter du ministère Bernadotte qui devait se montrer si indécis pendant la crise, confier à ses créatures des postes importants. Dans ces conditions, Barras, que guidait exclusivement l’intérêt personnel, n’avait certainement aucun avantage à retirer d’une alliance avec Gohier et Moulin. Cependant, il ne prit parti pour Bonaparte que d’une manière passive, en s’abstenant de le contrecarrer. Or, il connaissait le projet de coup d’État, ce n’est pas douteux. Ouvrard, dans ses Mémoires (t. Ier, p.41), a écrit : Le 16 brumaire (7 novembre), « les généraux Beurnonville et Macdonald me prièrent de prévenir Barras que Bonaparte leur faisait des propositions ; qu’ils désiraient savoir s’il en était informé et ce qu’ils devaient faire ; mais Barras me répondit d’un ton d’impatience : « Qu’ils prennent les ordres de Bonaparte ».

D’autre part, des Éclaircissements de Cambacérès cités par M. Vandal (L’avènement de Bonaparte, p. 262-263), il résulte que Barras, au courant des projets de Bonaparte, avait été persuadé par les amis de celui-ci qu’il serait averti avant l’exécution. Cela explique et sa mauvaise humeur de se voir négligé pendant les préparatifs, et son silence complice : s’exagérant vaniteusement le prix de son concours, il s’imagina évidemment qu’à la dernière heure il aurait toute facilité pour profiter, bon gré mal gré, des circonstances et imposer sa volonté, quand cela ne serait qu’en menaçant, par exemple, Bonaparte d’ouvrir les yeux à Gohier et de se mettre de son côté. En tout cas, lorsque l’événement se produisit, il supposait avoir encore trois ou quatre jours devant lui ; il ne l’attendait pas, a-t-il écrit (Mémoires, t. IV, p. 76), « avant le 22 » (13 novembre). Qu’aurait-il fait pendant ces trois ou quatre jours, si ses prévisions s’étaient réalisées, il ne l’a pas dit ; ce qui est certain, c’est qu’il n’essaya nullement d’empêcher l’attentat, c’est qu’il ne détourna pas de suivre Bonaparte les généraux qui le faisaient prévenir, c’est qu’il n’informa pas le président du Directoire des faits parvenus à sa connaissance. Bonaparte, à son tour, estima qu’il était suffisant d’endormir Barras avant, parce que, après, il saurait l’annihiler. Le 10 brumaire (1er novembre), eut lieu la cérémonie de la présentation des drapeaux conquis par l’armée du Danube et que Masséna venait d’envoyer au Directoire : parmi les drapeaux autrichiens et russes, on remarquait le drapeau blanc de Condé et des pères de nos royalistes qui cherchent aujourd’hui à vivre politiquement aux dépens du drapeau tricolore. Certainement par jalousie des succès des autres et aussi peut-être par tactique, Bonaparte n’assista ni à la cérémonie, ni au dîner officiel donné ce jour-là par Barras qui avait invité tous les généraux (recueil d’Aulard, t. V, p. 781).

Il y avait des concours utiles à obtenir. Bonaparte voyait des généraux,