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rage duquel les « honnêtes gens » (on sent toute la portée de cette qualification) doivent compter pour purger les premières autorités des brigands qui s’y trouvent, faire rapporter les décrets sur les nobles et autres, enfin opérer, toujours dans le même sens, les changements les plus surprenants ». Et un peu plus tard (Idem, p. 483), à la date du 17 frimaire (7 décembre) : « Il est certain que les hommes reconnus publiquement pour ennemis jurés de la République, disent du général Buonaparte un bien infini, avéré sans doute dans la bouche de tous les patriotes, mais suspect dans la leur ; que ces mêmes hommes ne supposent le général Buonaparte à Paris que pour opérer un grand changement dans le gouvernement ».

D"autre part, M. A. Mathiez a reproduit dans la Révolution française (n° du 14 mars 1903) une brochure publiée en frimaire an VI sous le titre Correction à la gloire de Bonaparte. Lettre à ce général, et signée « P. S. M. l’H. S. D. », ce qui signifie : Pierre Sylvain Maréchal, l’homme sans Dieu. Après avoir reproché à Bonaparte de n’avoir pas continué la guerre en faisant la guerre de « l’indépendance » du monde (p. 251) en général et de la Pologne en particulier, après lui avoir fait grief des précautions qu’il prend à l’égard de la religion, après avoir dénoncé son luxe de « satrape » p. 253), l’ancien collaborateur de Babeuf lui disait : « Quoique tu sois le Dieu des combats, il te sied mal, Bonaparte, de trancher du souverain avec des nations entières, car enfin, si tu te permets ce style en Italie en t’adressant au Directoire cisalpin, je ne vois pas ce qui pourrait t’empêcher d’user du même style un jour, en apostrophant le Directoire français. Je ne vois rien qui me donne l’assurance qu’en germinal prochain, lors de nos assemblées primaires, tu ne répètes du fond de tes appartements du palais du Luxembourg : Peuple de France !Je vous composerai un Corps législatif et un Directoire exécutif ! » (p. 253). Il ajoutait : « Jusqu’à ce jour, les bons esprits n’ont pu voir en ta personne que le plus habile de nos ambitieux modernes » (p. 254) et concluait cependant, au moment où Bonaparte allait se rendre au congrès de Rastatt, par le conseil de se racheter aux yeux des républicains en contribuant à organiser dans l’Europe centrale « une république universelle et fédérative dont la France serait le chef-lieu et le principal boulevard » (p. 255). Si nous avons dans cette brochure une nouvelle et forte preuve de la propension de son auteur à l’utopie, nous y avons aussi la constatation formelle que les visées dictatoriales de Bonaparte n’étaient plus un secret ; de tous les côtés, on se doutait de ses intentions.

Rentré à Paris, venant de Rastatt, on l’a vu dans le chapitre précédent, le 15 frimaire an VI (5 décembre 1797), il s’installait dans l’hôtel qu’habitait sa femme, rue Chantereine, rue à laquelle l’administration du département de la Seine allait, le 9 nivôse (29 décembre), donner son nom actuel de rue de la Victoire. Le Directoire avait, du reste, été le premier à se livrer aux plus plates adulations à l’égard d’un homme dont il connaissait la désinvol-