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la prison n’est pas d’accord avec le récit de Buonarroti ; il dit qu’ils se frappèrent, mais ne se blessèrent pas ». Ces auteurs s’en sont tenus à un mot de la lettre du concierge du 7 prairial (26 mai), publiée dans le Moniteur du 12 (31 mai) ; or voici le texte complet de sa lettre du 9 (28 mai) :

« L’exécution du jugement de la Haute Cour de justice relatif à Babeuf et à Darthé n’a point eu lieu le 7 prairial ; l’instrument du supplice qu’on avait envoyé chercher à Blois, n’arriva que le soir à dix heures ; une grande partie des prévenus acquittés obtint la liberté dans cette journée, les deux condamnés la passèrent dans les parloirs : Babeuf s’était enfoncé dans le ventre une pointe de fer de cinq pouces de longueur ; cette pointe y était restée. L’officier de santé lui proposa de l’extraire ; Babeuf refusa l’opération, ce qui lui occasionna des souffrances telles qu’on craignit pour la vie pendant les vingt heures qu’il a vécu après la condamnation. Le 8, à cinq heures et demie du matin, l’exécuteur se présenta pour remplir ses fonctions : Darthé s’y refusa. On fut obligé d’employer la force : il avait essayé de rouvrir sa plaie et le sang coulait avec abondance ; il se fit porter jusqu’à l’échafaud qui n’était qu’à quelques pas de la maison de justice. Babeuf fut soumise ; mit plus de courage dans sa contenance. Aussitôt que l’exécution a été terminée, on a mis en liberté le reste des accusés. Le reste du jour s’est passé dans une tranquillité parfaite. »

L’exécution eut lieu sur la place d’Armes ; la seule porte extérieure de la ci-devant abbaye se trouvait sous un porche occupant l’emplacement du bout de rue qui sépare aujourd’hui les deux parties des anciens greniers du couvent ; les maisons adossées à la plus grande de ces parties et formant maintenant l’un des côtés de la place d’Armes n’existaient pas alors. L’exécuteur était Sanson « le fils aîné de celui de Paris », nous dit Dufort de Cheverny (Mémoires, t. II, p. 336), qui ajoute : « Pour Babeuf, il monta courageusement à l’échafaud ».

La veille de sa condamnation, Babeuf qui ne s’illusionnait pas sur son sort, écrivit à sa femme et à ses enfants une lettre dont voici quelques passages : « Je suis prêt à m’envelopper dans la nuit éternelle… J’ignore comment ma mémoire sera appréciée, quoique je croie m’être conduit de la manière la plus irréprochable… Mourir pour la patrie, quitter une famille, des enfants, une épouse chérie, seraient plus supportables, si je ne voyais pas au bout la liberté perdue et tout ce qui appartient aux sincères républicains enveloppé dans la plus horrible proscription ! Ah ! mes tendres enfants, que deviendrez-vous ?… Ne croyez pas que j’éprouve du regret de m’être sacrifié pour la plus belle des causes, quand même tous mes efforts seraient inutiles pour elle ; j’ai rempli ma tâche… Je ne concevais pas d’autre manière de vous rendre heureux que par le bonheur commun. J’ai échoué ; je me suis sacrifié ; c’est aussi pour vous que je meurs » (Buonarroti, t. II, p. 320).

Les condamnés à la déportation auxquels, malgré son acquittement, on