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Fut-ce donc une insurrection socialiste ? Si l’on entend par là un mouvement voulu par un parti organisé et conduit par des socialistes en vue, on se trompe. C’est oublier à quel point les Cabet, les Pierre Leroux, les Victor Considérant étaient pacifiques, hommes de cabinet et divisés, Lamartine, qui les connaissaient bien, a écrit : « La justice n’est pas un hommage ; elle est un devoir. Les socialistes furent innocents de ces fatales journées ». Le fait est que la révolte fut anonyme et improvisée, qu’elle n’eut ni chefs ni programme. Dans l’appel aux armes affiché par les insurgés, on trouve cette formule : « En défendant la République, nous défendons la propriété ». Est-ce ainsi qu’auraient parlé des hommes voulant tenter un essai de communisme ?

Ce fut donc avant tout une insurrection de la faim et du désespoir. La grande masse n’obéit pas à d’autre agent provocateur que la misère. Le général Duvivier, blessé mortellement, expire en disant : « Il faudra faire quelque chose pour ces pauvres ouvriers ; il faut leur donner du travail ; il faut que la main de la Patrie s’ouvre ». On remarqua que les femmes étaient nombreuses parmi les combattants. Victor Hugo en vit deux sur une barricade où elles furent les premières victimes. Tocqueville dit qu’elles n’avaient plus d’autre ressource pour faire aller leur ménage et nourrir leurs enfants. A François Arago, quand il essaya au début de se faire médiateur, fut lancée cette réponse terrible en sa simplicité : « Ah ! monsieur Arago, vous n’avez jamais eu faim ! » Impossible de ne pas reconnaître, à tous ces traits la convulsion suprême d’une population affolée à qui l’on supprime soudainement tout moyen de vivre, à qui l’on refuse propriété, travail et secours, et qui préfère la mort brusque à la mort lente.

Est-ce à dire qu’aucune idée ne plana sur ce champ de carnage ? La chose serait étonnante en ce temps d’idéalisme. Mais, ce qui hantait les cerveaux, c’était une idée vague d’émancipation économique, cette même idée qui s’efforçait en vain de se formuler depuis les premiers jours de la Révolution. « Nous voulons la République démocratique et sociale » disait dès sa phrase initiale l’appel aux armes que nous avons cité plus haut. La classe ouvrière avait espéré, attendu d’en haut une modification sérieuse dans les vieilles conditions du travail ; elle protestait, au bout de quatre mois, contre la faillite de l’engagement pris à s-’n égard, et elle mourait, parce que ni elle, ni les hommes au pouvoir n’avaient su réaliser ce qu’elle avait modestement réclamé : « Le droit de vivre en travaillant pour quiconque ne possède que ses bras et son intelligence ». C’est là ce qui donnait une portée générale et une valeur quasi-symbolique à son agonie désespérée. Les clairvoyants comprirent la signification profonde de ce que tant d’autres voulurent rabaisser au niveau d’une simple émeute. Tocqueville écrit, par exemple : « Elle ne fut pas, à vrai dire, une lutte politique, mais un combat de classe, une sorte de guerre servile ». Le Procureur général d’Amiens la définit : « Une lutte sociale du plus dangereux caractère » et il dit avoir entendu ceci dans la ville où il habile : « Il ne s’agit pas de la République ; il s’agit d’un