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interruption ; « Il faut être bien sûr de ces choses-là, quand on les dit. » Il convient que les meurtriers de Bréa soient aussi les assassins de l’archevêque, et la réaction allait jouer de ces cadavres avec une supériorité attestée par la multitude des estampes qui retracent ces tragiques scènes de mort. Faut-il s’étonner après cela si l’on tue à tort et à travers les gens en blouse et aux mains noires ; si les cours des casernes deviennent de véritables abattoirs ; si Edmond Adam et bien d’autres sont obligés d’arracher aux mobiles les victimes que ces jeunes gens enfiévrés n’ont pas eu le temps de passer par les armes ; si les sentinelles tirent par les soupiraux sur les prisonniers entassés et asphyxiés dans l’étroit souterrain qui s’allonge aux Tuileries sous la terrasse du bord de l’eau ; si, sur la place du Carrousel, d’autres prisonniers sont massacrés la nuit par plusieurs corps de troupes qui, dans la confusion, font feu au hasard et se foudroient mutuellement ; si, dans les forts et les prisons, des vieillards et des enfants sont fusillés pêle-mêle avec les adultes ; si des blessés sont arrachés de leur lit pour être achevés à coups de sabre ; si la délation s’épanouit sur ce fumier humain comme une plante vénéneuse ; si dans tous les quartiers la Garde Nationale se fait la pourvoyeuse des tribunaux et exerce les fonctions « de police auxiliaire ». Je renvoie aux pièces annexes du courageux ouvrage que Louis Ménard écrivit quelques mois plus tard sous le titre de : Prologue d’une révolution, ceux qui voudraient avoir le détail et la preuve de ces écœurantes férocités.

Oui, certes, il faut regretter les officiers et généraux tombés dans cette guerre des rues : car c’était aussi du sang humain et français qui rougissait le sol ; mais, pour une goutte de sang bourgeois, combien coula-t-il de ruisseaux de sang plébéien ! Combien y eut-il de victimes après le combat ! Le Russe Herzen, qui réside alors à Paris, trouve que l’horreur de l’invasion cosaque de 1815 est dépassée. On estime à 25.000 le nombre des personnes arrêtées, dont la moitié environ furent relâchées. La presse anglaise fit monter le nombre des morts à 50.000. La préfecture de police n’en avoua que 1.460. Le chiffre est bien élevé d’une part, bien petit de l’autre ; mais il est difficile de le préciser ; les sociétés en mal de guerre civile ne tiennent pas une sévère comptabilité de leurs pertes en hommes. Nous savons seulement que la Chambre de commerce, faisant cette année-là une enquête industrielle, trouva des rues entières dépeuplées ; que telle corporation, celle des mécaniciens, par exemple, fut décimée au point que beaucoup d’ateliers durent chômer faute d’ouvriers. Restons imprécis pour être exact. Mais on ne court pas le risque d’exagérer en disant que la saignée fut formidable et enleva plusieurs milliers de personnes.

Laissons dormir vainqueurs et vaincus, reposant aujourd’hui côte à côte, et cherchons à définir le caractère de ces journées rouges, qui fut peu clair pour la plupart des contemporains.

L’insurrection fut-elle dirigée contre la République ? Les vainqueurs ont voulu le faire croire. L’Assemblée adopte les enfants de ceux qui ont péri,