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Cavaignac. Mais le dictateur ne veut accepter qu’une capitulation sans conditions. « Mort au bourreau du peuple ! » s’écrie la foule, et le faubourg cerné, mitraillé est enlevé de vive force. Le lundi 26, à 11 h. 20 du matin, Senard, à l’Assemblée, annonce la nouvelle en ces termes : « Oh ! que je suis heureux, Messieurs ! Remerciez Dieu. Messieurs ! » (Le mot de citoyens commence à disparaître du langage officiel). Une lettre de Cavaignac confirme bientôt la fin de l’insurrection et, en province, s’étale sur les murs cette dépêche télégraphique :

Paris, 26 Juin, 2 h. du soir.

« Le faubourg Saint-Antoine, dernier point de résistance est pris. Les insurgés sont réduits ; la lutte est terminée. L’ordre a triomphé de l’anarchie, Vive la République ! »

L’histoire, dans ces tueries, n’a pas seulement à déplorer le déchaînement des cruautés ; elle doit aussi flétrir le débordement des calomnies. Il fut convenu, dans la presse conservatrice, que les insurgés étaient des sauvages, des vandales, le rebut de l’humanité ! Un romancier bourgeois écrivait bientôt ces lignes : « Il s’agissait de savoir si la France garderait son rang parmi les nations civilisées ou si elle descendrait au niveau d’une tribu de nègres, avec l’écorce d’arbres pour vêtement et la chair humaine pour régal. » Marie dira en pleine Chambre : « Non, ce n’est pas la République qui a combattu la République ; c’est la barbarie qui a osé lever la tête contre la civilisation. » Les insurgés avaient tué Bréa ; ils étaient donc capables de tout et on leur prêta libéralement des atrocités : mobiles sciés entre deux planches, balles mâchées ou ciselées, officiers allumés tout vivants, cadavres mutilés, crânes transformés en lampions ou en soupières, cœurs enfilés au bout des bayonnettes, jeunes filles riches enlevées et violées, eau-de-vie et cigares empoisonnés vendus aux soldats de l’ordre, dépôts de poudre pour faire sauter des édifices ou des quartiers entiers, etc. Fables affolantes, qui, en attendant d’être reconnues fausses, suscitaient des paniques ; une lampe au cinquième étage d’une maison était un signal ; un bruit souterrain révélait que les catacombes étaient minées. Fables meurtrières aussi, qui provoquaient ce que le général Lebreton appela des vengeances légitimes. Les débris des insurgés furent traqués dans les carrières de Montmartre, dans les campagnes environnant Paris. Des démocrates, Lagrange, Ledru-Rollin, furent poursuivis par des gardes nationaux forcenés. Louis Blanc dut se réfugier plusieurs jours chez un ami, parce qu’on lui attribuait la paternité de ces Ateliers nationaux créés pour lui faire échec. A l’Assemblée, un tumulte éclate parce que Duclerc déclare qu’on s’est battu bravement dans les deux camps, « C’est un blasphème » — lui crie-t-on. Mgr Parisis annonce que les insurgés ont obtenu un certificat constatant que la balle qui a tué l’archevêque n’est pas venue de leurs rangs. On lui crie : — Assez ! Assez ! — et quand Beslay vient confirmer le récit, « une voix », qui n’a pas eu la fierté de se désigner autrement, lui lance cette