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demandé 1.500 ouvriers ; il s’en est présenté 3.000. Il est injuste d’imputer à un grand ensemble ce qui peut être vrai pour une petite parcelle ; de transformer en chômeurs volontaires les victimes d’une crise formidable. Il ne faut pas dire non plus : le problème est insoluble, avant d’avoir rien essayé. Mieux vaudrait faire appel au novateurs socialistes, au lieu de les ridiculiser. » « Ah ! voilà ! » s’écrient à ce moment des interrupteurs. Et le Gouvernement se tient avec obstination dans la position ambiguë où il s’est placé dès le début. Trélat reconnaît qu’il faut faire quelque chose pour la classe ouvrière, qui est très digne d’intérêt, mais sans toucher à l’organisation économique, sans poursuivre un nouvel « arrangement social, qui ne mènerait qu’à la misère et à l’abaissement. »

En somme, le débat laisse apparaître en plein cette lutte de classes qui en est le fond caché. En vain Falloux se réclame du « principe que nous respectons et proclamons tous, du droit au travail, accompagné du devoir au travail » ; en vain Wolowski proteste de ses bonnes intentions envers les ouvriers ; en vain Grandin déclare qu’un manufacturier est un ouvrier aussi. En dépit ou plutôt à cause de l’effort qu’on fait pour la couvrir d’un voile, la vérité éclate ; l’antagonisme du capital et du travail, des habits et des blouses crève les yeux les plus décidés à ne rien voir.

Les ouvriers des Ateliers nationaux ne s’y trompent pas. Le décret qui vient d’être voté les a moins atteints que les commentaires dont il a été entouré. Accusés de fainéantise voulue, ils se sentent méprisés autant que frappés. Ils répondent vivement aux allégations que Falloux a laissées tomber contre eux du haut de la tribune et protestent de la joie qu’ils auraient, si l’on savait les employer à des besognes productives. Ils demandent des explications sur l’enlèvement de leur directeur, Emile Thomas et ils répètent avec irritation les paroles adressées à leurs délégués par le nouveau commandant de la garde nationale, Clément Thomas. « On vous répondra avec 500.000 baïonnettes. » Depuis le 29 mai, ils se réunissent tous les soirs entre la Porte Saint-Denis et la Porte Saint-Martin et là, de temps en temps, ils crient : — Nous l’aurons ! Nous l’aurons ! — Un silence se fait. Quoi ? — demande une voix. Et la réponse est tantôt : La République démocratique et sociale — tantôt : Poléon ! Poléon ! — Il n’y a pas entre les deux réponses l’abîme qu’on pourrait supposer. Par un phénomène qui s’est reproduit fréquemment au cours de l’histoire une partie de la classe ouvrière, n’attendant plus rien de la bourgeoisie, se retourne vers un homme, vers un Sauveur, vers un dictateur. La dictature est le fruit ordinaire des guerres sociales. Mais ; malgré les agents, qui font le jeu démagogique d’un prétendant, les plus instruits, les plus avisés de la classe ouvrière, invitent leurs camarades à ne pas courir pareille aventure. Les anciens délégués du Luxembourg, d’accord avec les brigadiers des Ateliers nationaux rédigent une affiche pour les mettre en garde contre toute tentative d’émeute bonapartiste. Le Lundi 12 juin, une proclamation du général Piat les engage encore à ne pas écouter les factieux qui se servent du nom de Napoléon pour les exciter. Cependant le rappel est