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Conseils de prudhommes, la reprise des assurances par l’État, l’enseignement gratuit et professionnel, et surtout le rachat des chemins de fer. Duclerc avait déposé, le 17 mai, le projet de loi qui allait déposséder les Compagnies de leur privilège. L’émoi était grand parmi les financiers. Les vieux parlementaires, embusqués dans le Comité des finances devenu leur citadelle, bombardaient de là le gouvernement et Thiers, qui s’y était fait inscrire dès sa rentrée, allait bientôt diriger la manœuvre. Le pacte conclu entre la bourgeoisie et l’Église se resserrait et l’on pouvait déjà en entrevoir les conditions : le sacrifice par l’une de ses principes laïques, le sacrifice par l’autre de ses velléités réformatrices en faveur des pauvres.

Pour se défendre contre ces intrigues et cette opposition multiple, la Commission exécutive se rejette à gauche. Elle songe à se créer un appui dans le peuple. Par l’entremise de Lamartine, elle essaie de s’assurer l’aide des ouvriers contre Louis Bonaparte qui l’inquiète. C’est pour la même raison qu’elle ajourne maintenant la dissolution des Ateliers nationaux à une époque indéterminée, qu’elle la veut lente, humaine, pacifique, ménageant la transition. Elle désire les garder sous sa main comme une force, capable à certains moments d’exercer une pression sur l’Assemblée ; elle entend aussi les utiliser comme un argument décisif en faveur du rachat des chemins de fer, qu’elle présentera comme le moyen le plus sûr d’occuper la multitude des sans-travail.

Pendant que la Commission exécutive, et Trélat à sa suite, change ainsi d’orientation, l’Assemblée, par un chassé-croisé facile à comprendre, va de plus en plus à droite et pousse de toutes ses forces à la dissolution rapide. Dès lors, entre la Constituante et le Gouvernement se livre, à ce sujet, une lutte, d’abord sourde, puis de plus en plus aiguë. La question des Ateliers nationaux devient comme un bélier qui sert à battre en brèche le pouvoir exécutif. Durant un mois les escarmouches se succèdent sans répit ; mais, dans cette longue série de combats, trois dates se détachent en pleine vigueur : le 30 Mai, le 14 juin, le 21 juin.

Le 30 mai, l’Assemblée discute et vote un projet que lui apporte, au nom du Comité des travailleurs, un homme qui va monter en pleine lumière, le vicomte de Falloux. C’est un gentilhomme angevin, d’esprit souple, de volonté tenace et de caractère félin, qui marche à pas de velours vers le but qu’il s’est secrètement fixé ; or, comme il est catholique et royaliste, ce but est de rétablir la domination de l’Église et de la monarchie sur la France. Comme orateur, il est le contraire de Montalembert, l’autre chef laïque du parti prêtre. Celui-ci est arrogant, hautain, volontairement blessant ; suivant un contemporain, il semble toujours dire aux gens : « Soit dit pour vous déplaire. » Son éloquence est autoritaire, impérieuse, cassante. Celle de Falloux est tout miel à la surface, même quand elle est tout fiel en dessous. Avec le ton uni, aisé d’un homme du monde, il accable ses adversaires d’une urbanité parfaite et féroce ; il les enveloppe de formules douces, polies, presque caressantes, d’où sort, au moment où l’on y