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des travailleurs. Corbon en est le président ; des démocrates et des socialistes, quoique Louis Blanc ait refusé d’en être, s’y rencontrent avec des économistes, des industriels philanthropes, des catholiques préoccupés d’œuvres sociales ; et là s’élaborent les principales réformes économiques qui seront proposées ou adoptées au cours de la législature.

Or ces trois pouvoirs semblent pour commencer parfaitement d’accord. Le 17 mai, Trélat nomme une Commission extra-parlementaire, composée d’ingénieurs de l’État et d’ingénieurs civils, chargée d’étudier ce qu’on peut faire. Dès le lendemain cette Commission se réunit, délibère. Un rapport, qui conclut contre le maintien de l’état de choses existant, est rédigé la nuit même, lu, discuté, adopté, communiqué dans la matinée du 19 au ministre qui l’approuve et le fait imprimer sans délai. Le même jour, la Chambre a renvoyé à son Comité du travail deux propositions qui réclament une dissolution rapide. Il semble donc que les choses vont marcher rondement. Mais il se produit un revirement soudain dans les opinions du gouvernement. Le rapport, au lieu d’être distribué aux députés est, dans la journée du 20 mai, arrêté, tenu rigoureusement secret. Il l’est demeuré jusqu’à nos jours, si bien que nous sommes réduits à des conjectures sur sa teneur mystérieuse. S’il faut en croire les témoignages concordants de Louis Blanc, de Proudhon et d’Émile Thomas, le gouvernement aurait été effrayé d’un projet qui reconnaissait formellement le droit au travail. La peur du socialisme le hantait comme un fantôme.

Mais ce fantôme reparaissait partout. Émile Thomas avait organisé quelques Ateliers spéciaux dont les produits étaient ensuite cédés à prix de revient aux travailleurs qui en avaient besoin ; et dès la fin d’Avril, il avait apporté un plan de transformation,[1].

Or ce plan, sauf quelques détails, ressemblait étrangement aux idées du Luxembourg. Avec ses ateliers et ses magasins commandités par l’État, avec ses boulangeries coopératives et l’emploi collectif des bénéfices, il était une véritable organisation du travail et Louis Blanc (il le déclare lui-même) l’eût volontiers contresigné. Les modérés du Gouvernement provisoire l’avaient écarté sans hésiter. Et Thomas, mandé le 22 mai, devant le Comité du travail, avait reproduit ces propositions en les enrichissant d’un article nouveau : Les ouvriers

  1. On peut le résumer ainsi : Dans chaque industrie créer un syndicat, composé moitié de patrons, moitié d’ouvriers, et nommant un syndic magistrat ainsi qu’un régisseur professionnel. — Régulièrement constitués les syndicats eussent formé, par l’envoi de deux délégués pour chacun des syndicats de famille (familles du bâtiment, de l’ameublement, de l’habillement, de l’alimentation, etc.) Ceux-ci, à leur tour, eussent de la même façon formé un Conseil général des professions industrielles rattaché au ministère des travaux publics ou à celui du commerce. Chacun des syndicats eût donné un tarif provisoire du travail en prenant l’heure comme unité. Puis chaque syndicat eût délégué son régisseur à l’administration des ateliers nationaux, où eussent été admis, à salaire réduit de moitié, les ouvriers inoccupés de la profession. Les locaux et outils nécessaires eussent été fournis à bas prix par les fabriques en état de chômage. Les produits, servant à garantir les avances que l’État aurait faites, auraient été vendus de façon à rembourser l’État et le bénéfice, s’il y en avait eu, aurait servi à créer des caisses de secours pour les syndicats. Enfin, dans des espèces de cités ouvrières munies de tout le confort possible, on eût obtenu, par des boulangeries et des cuisines en commun, la vie à bon marché.